•#•••••#•••••••••••••••••#•••••••••• PUURICE REMRD %^f .^.^ /lï»'^ 1? DOUTREMORT m U dVof OTTAyA "m» 3900300385^77^ inJllIllill.ll /7-:^-^ c^ é ex. LXT*-^ M. D'OUTREMORT 11 a été tiré de cet ouvrage dix exemplaires numérotés sur papier vergé de Hollande DU MÊME AUTEUR Fantômes et Fantoches, premières histoires singulières, signé Vincent Saint-Vincent, (Pion et Nourrit) 1 vol. Le docteur Lerne, sous-dieu, roman, (Mercure de France) 1 vol. Le Voyage Immobile, suivi d'autres his- toires singulières, (Mercure de France). . . 1 vol. Le Péril Bleu, roman, (Louis-Michaud) . . 1 vol. EN PREPARATION: Notre-Dame Royale. Un Homme chez les Microbes. Vers le Silence. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays MAURICE RENARD M. D'OUTREMORT ET AUTRES HISTOIBES SINGULIÈRES /'',^'\ uOttawa\ SOCIÉTÉ DES ÉDITIONS :: LOUIS-MICHAUD:: 168, boulevard St-Germain, 168 PARIS BIBUOTHECA UN GENTILHOMME PHYSICIEN M. D' OUTREMORT Ji Léo Larguier UN GENTILHOMME PHYSICIEN M. D'OUTREMORT Extrait des Souvenirs de M. de la Commandière à la date du 15 juillet 1911. LES journaux du matin ne se privent pas d'épiloguer sur un drame étonnant qui s'est passé hier et dont j'ai fort bien connu le héros, un certain marquis Savinien d' Outre- mort. Il fut mon condisciple à l'Ecole Poly- technique, où je l'aperçus pour la première fois de ma vie. Nous nous liâmes d'amitié avec assez de promptitude, poussés en ceci par notre commune gentilhommerie, qui n'était pas que dans les titres et les noms, comme il arrivait déjà trop souvent, mais dans les croyances, l'air et le sang. Aussi bien, je crois avoir été le seul ami de M. d' Outremort. Le nom sépulcral qu'il porte 12 UN GENTII.HOM^fE PHYSICIEN Tavait d'abord désigné à l'éloignement de nos camarades; sa personne, au surplus, ne pro- voquait pas les avances. Il était beau, certes, mais singulièrement, d'une beauté à la fois cruelle et archangélique. Sa mine était tou- jours d'un séraphin courroucé, d'Azraël en un mot, l'Ange Exécuteur. Il devait garder jusqu'au déclin de l'âge mûr ce visage d'éphèbe et cette expression justicière qu'il offrait à nos yeux de vingt ans; devenu sexa- génaire, il semblait être encore ce qu'il était dans ce temps-là : un jeune homme noir et silencieux. Sans doute faut-il attribuer à la sévérité de ses dehors la déférence inhabituelle et mêlée de crainte qu'il inspira bientôt à chacun de nous et que je ne saurais mieux comparer qu'au respect dont on entoure, à l'accoutumée, ceux qui furent les acteurs d'événements formidables. Cependarit — je ne tardai pas à l'apprendre de lui-même — il n'avait jamais rien perpétré que d'ordinaire, pas plus que nul de ses ancêtres. Leur nom, ajouta-t-il, ne venait pas de quelque vieille aventure fantastique, et Si. d'outremort 13 lirait sa consonance actuelle tout bonnement d'une corruption étymologique, V n d' Outre- mont s'étant muée en r à force d'être mal prononcée par les habitants du marquisat. Cette confidence n'eut point le pouvoir d'affaiblir à ma vue le prestige de M. d' Outre- mort, et comme je n'éprouvais pas moins de vénération à son égard depuis que je savais le néant de ses jours accomplis, je pris l'habitude de le considérer à la façon d'un homme prédestiné, à qui la Fortune réser\'e ses faveurs les plus éclatantes. Bonaparte à Brienne, si l'on veut. Or, en dépit de mes pressentiments, M. d'Outremort a vécu dans l'obscurité; et je doute à présent s'il connaîtra la gloire; car ce mot ne saurait désigner Tespece de réputa- tion éphémère, affreuse et bizarre qu'il \ient d'acquérir, et dont la cause, au demeurant, pourrait bien être celle de sa fin prochaine. Le plus curieux, c'est qu'il semble fort qu'il n'ait tenu qu'à lui d'être une illustration de ce siècle-ci. On va voir comment. Au sortir de l'Ecole, tandis que mon goût me portait à l'Inspection des Finances, 14 UN GENTILHOMME PHYSICIEN M. d' Outremort, pourvu de rentes non ché- tives, entreprit des recherches privées dans le domaine de la physique. Dirigées plus spécialement vers Télectricité, elles donnèrent lieu à de remarquables découvertes. Au vrai, c'est, parait-il, à M. d' Outremort que nous devons les principes de la « télémécanique ». Je ne suis point trop versé là-dedans, mais on s'est chargé de m'instruire. Il faut entendre par « télémécanique » la science de gouverner les machines à distance, sans fil et par la seule entremise des ondes dites « hertziennes », qui sont dans l'espace. Si j'en crois les hommes compétents, il y avait là de quoi mener au comble la renom- mée de l'inventeur, pour peu qu'il suivît son invention et qu'il la manifestât plus réelle- ment que par des formules. Pourquoi mon ami laissa-t-il à d'autres ingénieurs le soin d'utiliser sa trouvaille? Les torpilles télémé- caniques, que Ton fait évoluer à plusieurs kilomètres de soi, sont aujourd'hui d'un usage courant, m'a-t-on dit. Que n'est-ce M. d'OutremxOrt qui les manigança? Et com- ment n'à-t-il pas même indiqué les autres M. D' OUTREMORT 15 utilisations pratiques de sa théorie, que l'on imagine aisément et fort nombreuses, tout profane que l'on est? M. d' Outremort a toujours été fantasque. Extrême descendant d'une lignée qui sort de la nuit médiévale, dix siècles de noblesse pèsent sur lui du poids de leur écrasante hérédité. Dix siècles de noblesse, c'est-à-dire, avouons-le, mille ans de vie afllnée et raffinée; mille ans de tracas, de préoccupations, d'ar- deur ambitieuse; un millénaire de superbe, de passions et de débauches. Chaque généra- tion d'Outremort fut un pas de leur race vers ce que d'aucuns nomment perfection de l'être, et la plupart dégénérescence. Car vous ne sauriez parcourir la suite de leurs unions et noter, parmi elles toutes, une seule de ces bonnes mésalliances roturières qui, de loin en loin, renouvellent si à propos le sang trop vieux d'une maison. Point non plus de bâtards issus de maîtresses rustiques ou d'amants plébéiens. Rien que des nobles sortis de nobles. C'est une grande calamité pour un lignage. Les la Commandière se sont bien gardés d'un tel écueil, où les Outremort ont failli. — 16 UN GENTILHOMME THYSICIEN' Voilà pourquoi le marquis Savinien, mon camarade, hérita de ses aïeux une âme d'outrance et de sensibilité, où le génie parfois s'entache de berlue dans une équivoque trou- blante. Avec lui, l'arbre généalogique le plus altier des Vosges aboutit à un rameau pré- cieux et morbide ; rinceau d'élite ou branche monstrueuse, l'intérêt qu'il provoque demeure ambigu; on balance s'il en faut admirer la rareté ou déplorer l'anomalie. Partant, nulle famille de France ne possède à si haut degré l'esprit de caste. Et il faut dire que ce sentiment-là fut entretenu chez elle par un état de choses assez peu banal et qui ne se voit guère autre part. Aussi loin qu'on remonte le cours de ses annales, on ne cesse de relever la trace d'un éternel désaccord entre les seigneurs du nom et leurs vassaux. L'histoire du fief n'est qu'une violente kyrielle de jacqueries et de répressions, de rébellions et de châti- ments, drame interminable dont l'acte le moins tragique n'est pas ce qu'il advint, en mil sept cent quatre-vingt-treize, de l'ambas- sadeur François-Joseph d'Outremort et de M. d'outremort 17 sa sœur la chanoinesse, le trisaïeul et la grand' tante de Savinien. Trop hautains pour émigrer comme leur fils et neveu Théophane, les deux vieillards, n'ayant pas quitté le château paternel, vaquaient l'un à ses gestions, l'autre à ses aumônes, parmi les atrocités de la Révolu- tion provinciale. Et terrible — plus terrible qu'en aucun lieu de la République — fut la Terreur sur les biens d' Outremort. Après tant d'émeutes, Jacques Bonhomme était passé maître es art. Les croquants furent impitoyables. Ils étaient menés par un furieux patriote, nommé Houlon, qui joua céans le rôle de Carrier à Nantes. Sur son décret, les sans-culottes et les tricoteuses du pays s'em- parèrent de l'ambassadeur et de la chanoi- nesse. Mille dérisions leur étaient réservées. Pour fmir, on les pendit à la lanterne d'un pignon, sur la place du village, au pied du manoir. Un féal serviteur les décrocha nuitam- ment, leur donna la sépulture de tradition, dans le château, puis se verrouilla jusqu'au 9 thermidor. Le Consulat vit cet homme de bien restituer l'apanage au marquis Théo- 2 18 UN GENTILHOMME PHYSICIEN phane retour de Coblentz, où il y a chance qu'il ait fréquenté Ludovic de la Coniman- dière, qui est à l'auteur de ces lignes ce que Théophane est à Savinien d' Outremort. Celui-ci, même adolescent, n'aurait pu vous conter tout cela sans amertume. Sa voix tremblait de colère au récit de l'exécution de l'ambassadeur et de la chanoinesse. La rêverie occupait de ses heures plus qu'il n'eût fallu, et dans sa rêverie la déchéance des siens, l'hostilité de la canaille contre les châtelains successifs d'Outremort tenrdent trop de place. Cette obsession, toutefois, lui resta secon- daire un assez long temps, et l'amour de la science l'emporta sur un tel souci dans les pensées de I\L d'Outremort jusqu'au jour que son père, le marquis Fulbert, expira. Le marquis Fulbert ! Il n'avait jamais été que louvetier, en tout et pour tout. Mais il le fut — passez-miOi le tour — au maximum. J'évoque aisément sa dégaine de hobereau solide, fruste et bougon, toujours guêtre de cuir et de crotte, toujours sentant la poudre, la plume et le poil. Rien ne l'amusait, que la M. D' OUTREMORT 19 chasse. Il y employait tous les instants qu'il ne remâchait pas son dégoût de la démocratie gouvernementale et son regret des Rois. Ses gardes, choisis comme des pugilistes, se mon- traient durs aux maraudeurs; ils en avaient l'ordre, sous peine de renvoi. Leur maître passait sur les br::.conniers sa fureur d'aris- tocrate contre la racaille triomphante. — Un soir, il y a quinze ans, le louvetier fut trouvé raide mort au coin d'un bois, le sein criblé de clievrotines. Je pris part à la cérémonie de ses obsèques. Nous le déposâmes non loin de l'ambassadeur et de la chanoinesse, au milieu d'une quantité d'ancêtres, dans la crypte qui s'arrondit sous la chapelle du manoir. Savinien supporta de travers ce nouveau coup du sort. Il mit tout en œuvre pour venger la mémoire de l'assassiné. Faute de preuves, cependant, voici les assassins lâchés; et mon ami de tourner à l'hypocondre. A dater de cette affaire, il se claquemure dans Outremort, et jamais plus on ne l'en voit sortir. Il cesse dès lors toute participation active au mouvement scientifique ; du moins, 20 UN GENTILHOMME PHYSICIENf s'il continue de besogner, est-ce à la dérobée, attendu que les académies ne reçoivent plus communication de ses travaux. Les uns le prétendent fini; d'autres l'accusent non d'oisi- veté mais simplement de mutisme, disant qu'il ne prive sa patrie du résultat de ses expériences qu'afin d'en frustrer le Régime. On l'oublie peu à peu. Il avait épousé — vers mil huit cent quatre-vingt-quatre, si j'ai bonne mémoire — sa cousine d'Aspreval, qui mourut en couches l'année suivante. Leur fils, le comte Cyril, trépassa voici trois ans. La dernière fois que j'entrepris le voyage d' Outremort, ce fut pour lui rendre les suprêmes devoirs. Car c'est une chose digne de remarque et passablement sinistre que mes relations avec le marquis ne soient jalonnées que de funérailles. C'était donc en mil neuf cent huit. M. d'Ou- tremort ne quittait pas plus son château que le pape le Vatican ; mais, redoutant les excen- triques, j'avais perdu le souci de sa rencontre. Il m'apparut alors dans toute la perfection de sa noirceur et de son étrangeté. Son masque raphâélique aurait bien servi de modèle à M. D'OUTRE^IORT 21 quelque cire figurative de la Rancune; que dis-je ! ne semblait-il pas cette cire elle- même? — Il attribuait son récent malheur à l'insatiable scélératesse des campagnards; et j'estime qu'il avait raison. Feu le jeune comte Cyril, sportsman aventureux, prati- quait l'automobile à grande vitesse. Nombre de poules et de barbets roués, plusieurs vilains frôlés de trop près, il n'en avait pas fallu davantage pour mal famer le véhicule cramoisi, qualifié double- phaéion par nos carrossiers, sur lequel il brûlait le macadam de la République. Une nuit qu'il rentrait au château, un fil de fer, tendu à la traverse, l'avait abordé sous le menton. Le fil s'était rompu, grâce à je ne sais quelle Providence capricieuse qui ne s'obstina point au delà de cette rupture à la protection du blessé. En effet, à la suite de l'ecchymose, des com- plications survinrent. Favorisées par l'humeur appauvrie de cette gent, qu'un inter-mariage venait encore de gâter, elles avaient anéanti l'espoir du blason. Tant de quartiers échéaient à ce pauvre terme, à ce piètre oméga. Savinien restait seul; et, par une coïncidence frappante, 22 UN GENTILHOMME PHYSICIEN la crypte n'avait plus de vide qu'un tom- beau. M. d'Outremort me retint devant son propre siaxophage quand l'assistance eut remonté. Bon gré mal gré, j'entendis ses récriminations. Il s'excitait à mesure qu'il monologuait. La scène devint rapidement théâtrale. Nous étions au fond d'une vaste tour sou- terraine, humide et glaciale. La muraille se carrelait de sépulcres, et sous les pas de Savinien les dalles funéraires sonnaient creux. Il allait et venait. Un soupirail — une grille — pratiqué au-dessus de nous dans le pavage du chœur de la chapelle, versait en ces lieux une pénombre grise, à peine un demi-jour de cave; la fumée de l'encensoir achevait de s'y perdre en écharpe onduîeuse, telle une longue et vivante toile d'araignée; son arom^e ecclésiastique s'accordait admirablement avec l'odeur caverneuse et mortelle de l'in-pace. Les doléances du marquis s'élevaient sour- dement, l'air de la tombe étant un m.ilieu de silence, et sourdement résonnaient les noms des morts qu'il haranguait un par un. M. D'OI'Tr.EMOr.T 23 Je l'apercevais circulant autour de la rotonde parmi la ténèbre imparfaite, désignant les épitaphes dans l'ordre des décès, prenant les chevaliers, les menins, les connétables, les écuyers et les mestres de camp, les chambel- lans, les dames d'atour, les maréchaux, l'am- bassadeur, la chanoinesse, le louvetier et le comte Cyril à témoin de son infortune, et jurant à leurs mânes qu'il les revancherait, sur son salut éternel. Moi, ce pendant, je croyais les voir, tous ces trépassés environnants, couchés dans l'armure ou l'uniforme, l'habit de cour ou le manteau du Saint-Esprit. A cette apparition, je sentais un malaise m'envahir, l'humidité me transpercer plus avant et me glacer d'un froid nouveau. Je tâchai de calmer au plus vite l'emportement du marquis... Son exubé- rance tombée, une stupeur l'accablait. Nous quittâmes eufm la crypte, et le soir mêrae je m'étais esquivé, gardant de M. d' Outremort la plus pénible impression. L'épisode tom.bal auquel je venais d'assister se renouvela maintes fois dans la solitude. J'ai su, en effet, que M. d' Outremort parta- 2 1 rx GENTILHOMME PHYSICIEN geait sa vie entre la crypte et l'atelier. Le cœur plein de ressentiment et l'âme remplie de science, il passait, disait-on, de l'un à l'autre, méditant par-ci, travaillant par-là, sans que personne pénétrât l'objet de ses extases ni le but de ses études. Il passait de l'un à l'autre, comme d'un regret invincible à une espérance sans joie; et le manoir ancestral où sa race allait s'éteindre avec lui n'avait jamais été si lugubre. Et pourtant, ce fut toujours un triste logis que celui-là. Les Outremort du onzième siècle l'ont bâti sur un mont, centre de leurs mouvances. Imaginez, au cœur d'une sombre forêt, un sombre rocher colossal dont la cime serait taillée en forteresse, voilà le château d'Outremort au sommet de son assise. Ce morne qui s'achève en architecture, ce basalte sommé d'une foison de tourelles pointues, cela fait rêver de stalagmites cyclopéennes. Enténébré, féodal et gigantesque, élégiaque et romantique, avec je ne sais quoi de fabu- leux, — rhénan, pour tout dire d'un mot, — on croirait une imagination de Gustave Doré pour situer le plus angoissant des contes de M. D OUTREMORT Perrault; ou mieux peut-être : l'original d'un de ces croquis effarants que Victor Hugo traçait à l'encre, au café, à la suie, selon sa fantaisie redoutable, et qu'il eût appelé Heppenefî ou Corbus. Si l'extérieur de ce burg vosgien semble géologique, l'intérieur en est monacal. Des galeries soutenues d'arceaux y font commu- niquer entre elles des chambres voûtées et des cours pareilles à des cloîtres. Nul décor mieux approprié aux marches pensives d'un solitaire chargé de savoir et de mélancolie, décor d'Edgar Poe hanté par une création d'Hoffmann, — château Usher. M. d' Outremort m'y convia fréquemment du vivant de notre jeunesse, le marquis Fulbert étant là qui chassait. Je n'aimais pas m'y rendre, et j'en sortais à tout coup avec soulagement, comme si j'échappais à un grand malheur. La proximité de cette foule défunte répandait par l'édifice une atmo- sphère de gêne et d'inquiétude. A mes yeux, la crypte se prolongeait dans toute la cita- delle; ses relents d'église et de catacombes montaient, pour mes narines, jusqu'aux gre- -■^^ rx GEXTrLi!o>?>fr. piiysicîex niers. Je déclinai sans autre motif plus d'une invitation à courre le cerf en forêt d' Outre- mort, et j'ai toujours évité de coucher dans cette demeure qui n'a point de lit où quelqu'un ne soit mort. Ainsi je me souviens du burg. Ainsi je me rappelle le burgrave étonnant qui mena au vingtième siècle une existence anachronique de grand seigneur alchimiste, romane et moderne, romanesque et laborieuse, — comme légende^ ire. J'ai fait allusion ci-dessus au village qui se trouve à côté du château : Bourseuil. Pré- sentement chef-lieu de canton, il fut naguère très humble hameau terrassé par le voisinage énorme d'Outremort. C'est [qu'il n'a cessé de croître à partir du dix-septième siècle, à la barbe des châtelains, qui ne voyaient pas sans irritation toute la rancoeur de la contrée se centraliser sous leurs murs. Ils n'y pouvaient mais. Bourseuil prospéra. Ses principaux luttèrent contre une suzeraineté que l'on baptisa tyrannie. Dans cette bourgade ultra- M. d'outremort 27 républicaine, le sanguinaire Houlon établit son quartier général et fit jouer la guillotine du district, après la pendaison de l'ambassa- deur et de la chanoinesse. Ayant relaté ce qu'on vient de lire, je laisse à penser l'état de M. d'Outremort quand il apprit dernièrement qu'une statue à l'effigie de Houlon serait élevée sur la place même de Bourseuil. On l'apercevrait du château. La souscription publique était ouverte. De cet instant, il paraît que M. d'Outre- mort — que je n'ai plus revu — alla jusqu'à dépasser cette perfection de lui-même, ce superlatif de la personnalité, dont j'ai déjà touché deux mots. Il s'abîma dans le labeur et la contemplation. Néanmoins, ses domes- tiques observèrent que maintenant, de la crypte et de l'atelier, celui-ci l'attirait davan- tage. Il l'agrandit de toute une imm.ense remise à voitures, où deux chaises de poste et un tilbury côtoyaient le break du louve- tier Fulbert et l'automobile rouge du comte Cyril. A toute heure, on entendait venir de là des bruits de lime et d'enclume. C'était Monsieur le marquis faisant le serrurier et le 28 UN GENTILHOMME PHYSICIEN forgeron, pour user sa peine et marteler son cœur... Ce qu'il fabriquait n'avait pas d'importance, en vérité; il s'exténuait pour s'exténuer, sans autre dessein, lui, ce savant, le père de la télémécanique!... Alors il fut visible que M. d' Outremort avait réussi à tuer son âme trop douloureuse; car songez qu'il devint joyeux et qu'on l'entendait rire, la nuit, dans la remise, parmi les râpages et les tintements. Ses gens l'aimaient pour son indulgence magnifique. Ils redoutaient une issue fatale occasionnée par l'inauguration de la statue, qui devait avoir lieu le 14 juillet, quantième aujourd'hui national. M. d' Outremort, de ses fenêtres, vit sans doute jucher au piédestal le démagogue de pierre, en carmagnole, coifïé d'un bonnet que l'on sentait rouge malgré sa couleur blanche, si tant est que j'ose écrire cette phrase de sottisier. Houlon était représenté dans une attitude de bravade. Ses yeux d'effronté toisaient le château. Il personnifiait au mieux le rustre vainqueur. La surveille de la fête, M. d'Outremort M. D*OUTREMORT 29 lorgna le simulacre à l'aide d'une jumelle, et sourit. Cela est certifié par son valet de chambre Nazaire, un antique bonhomme tout dévoué, qui assure que son maître ne fut jamais plus souriant que les 11, 12, 13 et 14 juillet mil neuf cent onze. Il en conclut que M. le marquis Savinien faisait contre mauvaise fortune bon cœur et que la démence est parfois un bienfait. Fort de cette opinion, et M. d' Outremort lui ayant prescrit de s'aller mêler au peuple avec les autres valets afin d'entendre et de rapporter les propos de la tourbe, Nazaire descendit à Bourseuil vers une heure après midi, la cérémonie étant fixée à deux heures. Toute la livrée l'accom- pagnait. Le village était furieusement surpeuplé. D'après la statistique, une afQuence de cinq mille personnes se pressait dans cette com- mune de neuf cents âmes. Ceci prouve claire- ment l'importance qu'on attachait dans les parages à cette démonstration libertaire, et donne la mesure du « civisme « ardent qui anime encore les ci-devant tenanciers du marquisat. En dépit d'une chaleur torride. 30 UN GENTiLK'JII.sIi: FHYSICIEN tout ce monde-là bourrait la place, autour de la statue recouverte d'un linge à peu près immaculé. Une légère tribune sortait de la foule comme un ponton d'un étang tourmenté. Quatre oriflammes pendaient à quatre mâts; des drapeaux pavoisaient les fenêtres garnies de spectateurs; les lanternes vénitiennes entre-croisaient déjà leurs guirlandes pour le bal de la soirée. Et l'animation se continuait tout le long de la grand 'rue, au bout d^ quoi le château d 'Outremort massait l'image taci- turne de cette Bastille dont la prise allait être commémorée. Du fm fond de ses profondeurs retranchées, M. d' Outremort distingua forcément la Mar- seillaise qui ouvrit la solennité. Houlon, dévoilé, parut aux applaudissements de tous. Un député de l'extrême-gauclie prit la parole. Son discours, au lieu de socialiste, fut jacobin. Natif de Bourseuil, il était au fait des redon- dances qu'il fallait déclamer pour émouvoir ses concitoyens. L'unifié se livra vis-à-vis d'Outremort à des allusions faciles et sans pitié. On l'écoutait dévotement, l'auditoire contenait sa jubilation, plusieurs manants M, D' OUTREMORT 31 louchaient vers le château, d'un air de mau- vaise allégresse. Ils virent ainsi, à la croisée d'une poivrière, quelqu'un dont ils ne s'inquié- tèrent d'aucune sorte, ne sachant pas, dan 5 la distance, qui était ce curieux-là. Nazaire, lui, ne pouvait s'y tromper. Tandis que ses pairs s'occupaient à boire dans une salle d'auberge, il obéissait scru- puleusement aux instructions qu'il avait reçues, et se tenait tout oreilles en face du tribun. Dès qu'il eut remarqué la présence de M. d'Outremort à l'ouverture de la poivrière, il n'en conçut rien de bon, et prit le che- min du retour. Se faufilant parmi la populace de la grand'rue, avec des regards sourcilleux à l'adresse du château, il s'aperçut tout à coup d'une chose qui le fit blêmir : le pont- levis était abaissé, la herse relevée et les portes béantes. Nazaire se hâta, saisi d'un trouble indéfinissable. Cependant M. d'Outre- mort n'avait pas quitté son poste, et c'était rassurant. Même, il ne paraissait pas s'inté- resser au spectacle lointain de la célébra- tion rurale, puisque, de plus près, il -avait 3!^ rX GENTILHOMME PHYSICIEN l'air de manipuler des objets... Oui, c'était rassurant... Quoi qu'il en fût, aussitôt dégagé de la presse, l'honnête chambrier se mit à cou- rir. Il s'arrêta soudain et fit un cri perçant que l'on entendit jusque sur la place, à la faveur du silence attentif engendré par le discours. Cinq mille têtes se tournèrent du côté d'Outremort. On n'avisait aucun motif de frayeur. Toutes choses offraient l'apparence la plus paisible. Une automobile, sortie du château, filait sur la corniche inclinée dont la rampe aux trois zigzags mène du pont-levis d'Outre- mort à l'entrée de Bourseuil. Quatre voya- geurs s'y groupaient. Un lacet de poussière s'allongeait derrière elle. Y avait-il là de quoi pousser le moindre cri? Non, pensaient la plupart. Oui, son- gèrent les Bourseuillois quand ils reconnurent, à sa couleur rouge, le double-phaéton de qui la vitesse les avait révoltés trois années aupa- ravant. Il fallait voir un défi de M. d'Outre- >r, D'OUTREMOP.T 33 mort dans le remploi de cet engin qu'ils avaient condamné. Cela leur gâtait le plaisir. Pourtant, que la voiture arrogante vînt à eux en un jour comme celui-là, ils se refu- saient à l'admettre. Au bas de la côte, elle tournerait, enfilerait la route départemen- tale, et disparaîtrait avec les quatre laquais chargés d'exécuter cette misérable protesta- tion. Le sénateur Collin-Bernard, président, se leva pour ramener l'attention vers la statue au moyen d'une tirade. Mais tous les yeux suivaient la descente de cette injure automo- bile, — et le Houlon de pierre faisait mine de la suivre aussi. Elle arrivait au terme de la déclinaison rocheuse. A ce moment, le soleil fit miroiter à ses flancs des lueurs, des reflets insolites. M. d'Outremort, toujours méconnu, la sur- veillait du haut de sa poivrière. Elle ne vira pas au tournant de la route ainsi qu'on l'avait présumé, et s'engagea sur la chaussée qui se transforme en grand'rue. Elle arrivait donc à Bourseuil, et rondement ! Peut-être que c'était le marquis lui-même, 3 34 UN GENTIT.TIOMME THYSICIEX avec des partisans, qui venait narguer le prolétaire? Quels aristos impertinents allaient descendre de la machine? Une trombe poudreuse approchait. La foule se dissimulait à elle-même la venue des quatre voyageurs. On s'étonna d'une marche aussi muette : le moteur, autrefois, crépitait. On s'étonna d'une course aussi rapide : autre- fois... Mais... Ha !... Tout s'éclaira dans les cenvcaux, avec brusquerie. L'automobile chargeait la multi- tude ! Il y eut un mouvement convulsif de la grand'rue, le tassement prompt de l'assem- blée, de-ci de-là, pour former la haie. En un clin d'oeil, un chemin creux s'ouvrit à travers la matière humaine comprimée. Quoi qu'elle en eût, elle faisait passage au train seigneu- rial, comme -au temps jadis où les carrosses retentissants cahotaient sur le pavé du Roi. Gare ! Gare ! Place ! Rangez-vous ! L'automobile s'engouffra dans l'espace vide. Un météore ! Et pas un coup de trompe ! Pas un appel avertisseur du pilote ! Pas un geste des quatre individus masqués de lunettes et M. d'outre>[ort 35 caparaçonnés de manteaux, qui gardaient un calme effroyable ! Le bolide efileura la cohue de droite, puis, d'une embardée, celle de gauche, puis se rejeta sur la droite; ainsi de suite. Et d'atroces cla- meurs accompagnaient chaque sinuosité de la voiture, et les hommes s'abattaient à la fde, en épis, parce quelle les fauchait avec de larges faulx disposées à la hauteur du jarret, comme celles des chars militaires de l'anti- quité... L'éclair d'une seconde, lancée en express, elle parcourut ainsi la longueur du fossé de chair, titubant d'une rive à l'autre et lais- sant après elle une horrible boucherie. (Le sang coulait dans les ruisseaux comme l'eau quand il pleut.) Ce faisant, elle atteignit la place comble, et là, plutôt que de suivre l'allée qu'on lui ménageait en ligne droite, elle obliqua tout à l'improviste et s'enfonça dans le plein des assistants. Or, telles étaient sa vitesse acquise et sa force, qu'elle fournit encore un fier trajet avant de s'arrêter. Son allure imitait le bour- 36 rX GENTILHOMME PHYSICIEN lingage d'une chaloupe basculée sur un flot houleux. Elle montait pour replonger, tan- guait et roulait. Des chocs mous battaient le capot. Les pneus faisaient jaillir d'écarlates éclaboussures. Elle avançait dans de la souf- france qui hurlait. Terrifiante moissonneuse d'un champ d'humanité, elle y forait une trouée abominable. La tuerie dépassa tous les carnages dont ceux qui étaient là pou- vaient se souvenir; mais surtout, jamais mas- sacre plus affolant ne fut commis par des meurtriers aussi froids. Un conducteur impas- sible dirigeait l'hécatombe. Par un subtil raffinement, son costume était celui du comte Cyril d' Outremort, que les paysans avaient fait passer de vie à trépas. On connut le détail; l'épouvante grandit. Chacun s'en- fuyait. Sauve qui peut ! La déroute éparpillait la foule en tous sens. Cependant un grand nombre de badauds s'étaient repliés dans une encoignure de la place, où ne débouchait qu'une impasse; et le danger les y acculait. Il y avait à cet endroit une agglomération indescriptible d'êtres éper- M. d'outremort 37 dus qui se piétinaient, s'escaladaient l'un l'autre et s'étouffaient. L'automobile pointa sur eux. Monstre à demi brisé, couvert de souillures innommables, un dernier effort la précipita au sein de la panique massive. Elle la traversa de part en part, et vint se fracasser sur le butoir pantelant que faisaient ses victimes écrasées contre un mur. Morte la bête!... Les quatre bourreaux gisaient au travers de ses débris. Sur-le-champ de féroces gaillards, soûls de haine, accou- rurent pour les achever. L'un d'eux, méca- nicien de son état, vit le moteur sous un amas de ferrailles, et s'étonna de n'y point retrouver la silhouette quadiaiple des cylin- dres; une grosse « dynamo » remplaçait leur bloc familier. Mais ce vengeur avait mieux à faire que de s'attarder à l'examen d'un système électrique. Ses acolytes empoignaient déjà le chauffeur criminel... On le saisit, on arracha les lunettes qui voilaient sa face de bandit... Et ce fut à qui le lâcherait le pre- mier. . . Car c'était la Mort en personne qui avait 38 UN GENTILHOMME PHYSICIEN piloté la voiture à faulx. Je vous le dis : c'était un épouvantable squelette ricanant, à moitié charnu de lambeaux verdâtres... En même temps apparaissaient, dévêtus de leurs cache-poussière, trois autres sque- lettes plus anciens : l'un harnaché d'une tenue de vénerie au bouton du marquis Fulbert; le second en habit de soie et culotte courte, l'épée en verrouil; le troisième avec une robe à paniers rehaussée d'un cordon bleu... Alors on accepta que le comte Cyril, venu d' outre-mort, eût mené à la revanche le lou- vetier, l'ambassadeur et la chanoinesse. Tous les yeux, encore un coup, regardèrent le château macabre d'où s'échappaient les décédés. La plupart étaient des yeux à jamais fixes et hagards. Beaucoup s'attendaient aux visions de Josaphat... Mais le château ne bronchait pas, et quel- qu'un fermait tranquillement la croisée d'une poivrière. LA CANTATRICE ,/i Louis Cochet I LA CANTATRICE LE vieil Hauval — qui est toujours direc- teur de r Opéra-Dramatique — peigna d'une main noueuse sa barbe de fleuve, et nous dit : — Voilà : En 189*, au mois de mars, on donna Siegfried à Monte-Carlo. Une interprétation hors ligne devait faire de cette reprise le grand événement lyrique de la saison; je décidai d'y assister, et je quittai Paris avec une bande d'artistes, de critiques et de dilet- tantes qui couraient, sans le savoir, à l'audi- tion la plus troublante que des vivants puissent goûter. Je vous passe les péripéties du voyage; car notre voyage comporta des péripéties : des arrêts, des retards, une halte forcée de deux heures à Marseille, occasionnée par un accident de chemin de fer et que 42 LA CANTATRICE j'employai de mon mieux à visiter la ville. Je passe donc, je parviens en Monaco et j'arrive à la représentation. Elle commença dans la splendeur et se poursuivit sans défaillance. Le programme était une liste de célébrités. Les premiers chanteurs du monde réalisaient le drame wagnérien. Caruso jouait Siegfried; et nous étions dans le ravissement où son timbre et sa puissance venaient de nous plonger, — lorsque l'oiseau chanta. Vous vous rappelez qu'il y a dans Siegfried un oiseau qui chante, c'est-à-dire une femme, dans la coulisse, qui prête à l'oiseau le prestige des mots et de la mélodie. Donc, une femme invisible se mit à chanter soudainement. Et alors il nous sembla que tous les autres n'avaient fait que miauler, rugir ou braire depuis le lever du rideau, et les sonorités de l'orchestre impeccable devin- rent tout à coup criardes et fâcheuses, — tant cette voix était une féerie. Sa pureté n'avait d'égale que sa force. Elle réunissait toutes les vertus que les sons peuvent acqué- rir, et cela d'une manière si incomparable, LA CANTATRICE 43 inouïe et surhumaine, qu'on se demandait en premier si vraimciit une gorge mortelle émettait le chant prodigieux, ou si ce n'était pas une étrange voix indépendante, qui vivait toute seule... Mais à l'écouter, non, non : ce soprano c; tressant révélait une âme féminine, un cœur ardent de jeune fdlc qui l'exhalait avec un naturel charmant, comme une fleur donne son parfum... A l'écouler, on devinait à sa source une bouche vermeille et des seins blancs qui palpitaient... On fré- mJssait, à l'écouler, ainsi qu'à regarder la fraîcheur d'une vierge trop belle... Qui donc chantait de la. sorte?... Ma mémoire entendit alors, une à une, les canta- trices fameuses dans l'univers. Je les con- naissais toutes. Je crus, un instant, que l'une d'elles nous avait fait la surprise d'accepter ce rôle inférieur. ]\Iais nulle prima donna n'aurait pu rivaliser d'organe ou de savoir avec la fée qui chantait l'oiseau dans la cou- lisse. Elle se tut. Il se fit dans la salle un bruis- sement sensationnel. On consulta le pro- gramme. Il ne portait qu'un nom qui fût 44 LA CANTATRICE obscur, celui que cherchaient tous les yeux : BorellL Le public attendait avec une impatience bizarre la rentrée en scène de l'oiseau et le moment où l'inconnue recommencerait à chanter. Moi-même j'avais de sa voix un désir tyrannique... Elle jaillit enfin, et ruis- sela sur nous comme une onde subtile et ensorcelante, où l'on aurait voulu se bai- gner à jamais... Quand la Borelli cessa de chanter pour la seconde et dernière fois de la soirée, la foule dut ressentir une contrariété voisine de la souffrance, car on entendit un grand soupir douloureux s'enfler du parterre aux plus hautes loges. Puis les applaudissements écla- tèrent, si impétueux, que l'orchestre s'arrêta. Les spectateurs, levés, battant des mains, réclamaient l'apparition et le salut de la diva. Mais en vain Caruso tendait-il à la cantonade un bras solliciteur, Mlle (ou Mme) Borelli se refusait à l'ennui, sans doute, d'exhiber aux feux de la rampe un minois dépourvu de fard. Je profitai du tumulte mondain pour LA CANTATRICE 45 m'échapper vers les coulisses à la découverte du phénomène. Gunsbourg, le directeur, se trouva sur mon passage. Il était radieux. — « Hein, mon cher, quelle révélation ! » — « Mais qui est-ce?... Borelli, Borelli... Un pseudonyme?... C'est miraculeux : ime voix de jouvencelle et une expérience de vieille artiste ! Mâtin ! quelle autorité ! quelle chaleur ! quelle... » — « Quelle révélation, hein ! » Gunsbourg n'en revenait pas lui-même. Pour moi, je n'avais qu'une idée : engager la Borelh à l' Opéra-Dramatique. Et je l'avouai franchement. Mais Gunsbourg secoua la tête d'un air goguenard. — « Ça, vous savez, c'est une autre affaire ! » Je supposai qu'il avait traité avec la chan- teuse pour une longue série de représentations. Il me détrompa, mais n'en jura pas moins — toujours d'un ton railleur — que jamais Mme Borelli ne paraîtrait sur le plateau de mon théâtre. — « Est-ce donc qu'elle ne sait pas jouer? » questionnai-je. « Bah! Elle apprendra. C'est 46 LA CANTATRICE un détail. Sa diction, déjà, ne laisse rien à désirer. Mon cher, présentez-moi. Vite. Je me charge du reste. » — « Tenez ! La voilà qui s'en va !... La voilà qui passe au bout du corridor avec son mari. Eh bien, venez-vous?... » Un couple venait de déboucher dans le couloir par une porte latérale et, nous tour- nant le dos, s'éloignait. Je les entre\'is quel- ques secondes, avant le coin du fond, lui : stature imposante enveloppée de sombre, — elle : pauvre forme imprécise étayée de deux béquilles qui lui remontaient les épaules en cadence et la cognaient aux aisselles à chaque branle. La cantatrice nonpareille était infirme I J'en ressentis une déception cruelle, dont In. violence m'étonna quand je revins de ma stupeur. Les Borelli s'en étaient allés. Gunsbourg attendait. — « Qu'importe ! » m'écriai-je enfin dans l'ardeur de mon enthousiasme. « li n'y a point de boiterie qui tienne I Après l'avoir auditionnée, tous les compositeurs la vou- LA CANTATRICE 47 dront comme interprète. On écrira pour elle des rôles sur mesure, épisodiques, immobiles ou cachés, des rôles admirables d'originalité ! des rôles de voix et non de personnes ! Que sais-je... Et puis, nous avons la ressource des concerts; de ce côté, le champ est libre !... En tout cas, mon cher, il faut la faire entendre. Songez donc ! Il s'écoulera peut-être des siècles et des siècles avant qu'un tel prodige vocal se reproduise, — s'il se reproduit ! Je suis même ahuri de ce que votre pensionnaire ne soit pas illustre en dépit de son infirmité. Où diantre avez-vous déniché ce rossignol? » — (( Je l'ai vue pour la première fois il y a huit jours. Elle est arrivée un soir dans mon cabinet, amenée par le mari, ou du moins par Tindividu qui se prétend le mari. C'est un personnage assez inquiétant, louche d'as- pect et d'allures. Tous deux, nippés de frusques sans nom, paraissaient dans la misère. Cependant, leur mine respirait la santé de vagabonds accoutumés au grand air. Je pense qu'ils venaient d'Italie, peut-être en mendiant... Mais^ somme toute, on ne sait pas d'où ils viennent. M. Borelli a débattu 48 LA CANTATRICE les conditions de l'engagement avec une âpreté révoltante. Il vit aux crochets de sa compagne, c'est manifeste. Elle a cette phy- sionomie contrainte des Lakmés ou des Mignons, et sûrement ne chanterait pas si quelqu'un ne l'y forçait. Pauvre fille ! Avez- vous remarqué la mélancolie de sa voix? » Non, je ne l'avais pas remarquée. D'ail- leurs, mon projet me travaillait l'esprit. — « Donnez-moi leur adresse », fis-je brus- quement. « Je veux emmener cette femme à Paris. » * * * Le ménage des bohèmes occupait deux chambrettes dans un hôtel de quatrième ordre intitulé Villa des Mouettes, en vue de la mer. Il se trouva que j'habitais non loin. Je m'y rendis le jour d'après, dans la matinée. Sans le moindre protocole, un garçon me conduisit à leur appartement. — « Ils logent au premier, » me dit-il, « rapport à l'impotence de la dame. Ici on se passe d'ascenseur, et il n'y a pas de cham- bres au rez-de-chaussée. » LA CANTATRICE 49 Et comme une sonnerie de trompe tarabus- tait les profondeurs de l'immeuble : — « C'est lui qui joue du cor de chasse », ajouta le garçon. « Ça fait déjà trois fois qu'on y dit de s'taire. » Nous arrivâmes devant une porte que la fanfare intérieure faisait vibrer, ahurissante, sauvage, mais non sans une certaine beauté rude. Mon guide frappa. Le silence s'établit tout d'un coup. Je perçus un dialogue étouffa, le bruit s'éloignant d'une chose traînée sur le parquet, la fermeture d'une porte, puis l'ouverture d'une fenêtre... le cric-crac d'une clef... Enfin Borelli. Face à face, nous reculâmes. Pour mon compte, c'était de surprise, à la vue de ce gaillard patibulaire, étonnamment joufilu, basané, frisé, sorte d'hercule dangereux, à peine vêtu d'un pantalon et d'une vareuse flottante, et qui... En vérité, je ne sais com- ment exprimer... J'éprouvais la sensation brumeuse de l'avoir déjà rencontré, cet homme, et récemment, parbleu ! mais dans 4 50 LA CANTATRICE une circonstance telle que je n*aurais pas dû le revoir. Y êtes-vous? Le fait de le retrouver me semblait — obscurément — impossible. Vague impression; si vague qu'un peu de raisonnement l'attribua tout de suite au ressouvenir de quelque rêve. La défiance de Borelli se dissipa moins promptem.ent. Une inquiétude égarait ses prunelles; et je n'en comprenais pas la raison, car, loin d'expliquer ma réminiscence, l'atti- tude de mon hôte semblait la contredire. (J'avais de ces rapports une conscience sourde.) Je saluai. La face de Borelli s'ensoleilla. — « Diamine ! » lança-t-il en gonflant ses joues anormales. « Vous m'avez fait peur, vous, avec votre grande barbe blanche ! Perbacco, signore, on prévient, quand on ressemble pareillement à un autre ! » Je lui tendis ma carte. Il éclata d'un rire formidable, où je crus démêler qu'il ne savait pas lire. C'est pourquoi je lui dis mon nom et mon état. Alors il me fil as.seoir. LA CANTATRICE 51 J'exposai ie but de ma démarche, négli- geant de parler béquilles et claudication, et faisant à la dérobée l'inventaire du logement. Borelli, poussé par une fausse honte, avait dissimulé son cor de chasse. Je ne décou\Tais qu'un misérable garni impersonnel : deux chaises, un lit de fer, une commode-toilette; sur la cheminée, une pendule de bazar flan- quée de deux grosses conques épineuses; aux murailles, des chromos et des patères; et, dans une encoignure, la malle la plus navrante qu'on puisse imaginer, vétusté et moisie, telle une épave ramassée sur la côte après un naufrage. — Peu à peu, devant cette indi- gence, la pitié m'attendrissait. Mes offres s'en ressentirent. Elles furent... ce qu'il fallait qu'elles fussent. Borelli les écouta sans mot dire. Par la fenêtre ouverte il regardait la mer, d'un œil perçant. Ses pieds nus, bronzés, jouaient du bout des doigts avec leurs espadrilles. Dans l'entrebâillement de la vareuse, on voyait son torse brun d'athlète napohtain se soulever fortement au rythiae de la vie... Ah î le beau gars!... Mais où donc l'avais-je aperçu?... 52 LA CANTATRICE Fronçant les sourcils, crispant les poings, il grommela : — « C'est bien ma veine ! » Et il se mit à ricaner d'une manière sarcastique. « Je savais bien », reprit-il, « qu'on me proposerait des quantités d'or et d'argent ! C'est bien ma veine!... Je ne peux pas, perbaccol Nous ne pouvons pas accepter. Nous ne pouvons pas aller à Paris, voyez-vous, monsieur le direc- teur. Je suis obligé de refuser... Ah! l'exis- tence n'est pas facile sur terre ! Je me demande même si nous réussirons à" vivre par ici... )> Vous savez, au moins, que Mme Borelli est éclopée? » — « Je ne veux pas le savoir. Personne ne voudra le savoir. Elle chante et l'on est tout oreilles. Elle chante et l'on n'a plus de regards... » — « N'est-ce pas? n'est-ce pas? Vous n'avez jamais entendu chanter comme ça, eh?... Croyez-vous qu'elle en a des trésors dans le gosier!... Oh! tout de même, dites, estimez- vous que je puisse gagner beaucoup d'argent avec elle?... Qu'est-ce que vous diriez de LA CANTATRICE 53 concerts dans le noir? Les ténèbres et la musique, ça va ensemble. On ne la verrait pas... Et puis, ça ferait des économies de luminaire... Qu'est-ce que vous en pensez? dites, monsieur le directeur?... J'ai l'idée d'une tournée le long du littoral : Nicc, Mar- seille... » Profondément écœuré des façons de ce rustre qui parlait de sa femme et d'une grande artiste comme d'un objet curieux, je répli- quai cependant : — « Mais pourquoi ne pas vouloir essayer de Paris? Je certifie... » Cette gouape énorme trancha sans appel : — « Basta ! basta ! J'ai dit le littoral, ça sera le littoral ! Nous ne faisons que les plages. C'est des raisons de santé, c'est du caprice de madame, c'est des secrets de famille, c'est tout ce que vous voudrez, mais — c'est — comme — ça! Le littoral ou rien. )> Il me fit l'effet d'une brute assez rare. Aussi bien, mon opinion se fortifia lorsque Borelli, ayant distingué dans la chambre voisine un clapotis d'ablutions — qui, du reste, devaient éclabousser copieusement les è4 LA CANTATRICE alentours — se ma sur la porte de communi- cation, l'entr'ouvrit, et injuria l'auteur du barbotage, dans une langue barbare et singu- lière. Ce fut terrible de fureur, de véhémence. On ne lui répondit rien. Mais Mme Borelli continua de prendre son tub en sourdine. (Du moins, je suppose que c'était cela.) L'autre, apaisé, revint à moi : — « Je regrette, allez ! je regrette, perbacco ! pour les bénéfices, comme de raison... Et aussi... Vous avez l'air d'un bon vieux... On se serait arrangés... » Il me toisait avec une bienveillance dédai- gneuse. — « Je suis à votre disposition », repartis-je poliment. Le maroufle se méprit sur le sens convenu de la formule. — t( Vrai? )) dit-il. « Vrai de vrai?... » S'étant rapproché, il me dévisageait sans retenue : (( Vrai de vrai de vrai?... » Le triste sort de la chanteuse m'apitoyait assez pour que je fisse, des yeux et de la tête, un signe d'acquiescement. Sur ce, Borelli me dit à voix basse : LA CANTATRICE 55 — « Eh bien, alors, écoutez : vous pouvez me rendre un fier service !... » — a Allez ! allez ! » — « ... Si vous... )) Il me fixa sévèrem.ent, et, satisfait de mon maintien, reprit sur le mode confidentiel, — un peu gêné peut- être : « Si vous apercevez dans les environs un homme qui vous ressemble comme voire refiel, dites-le-moi subito. » Je feignis d'accepter la mission. — « Un homme avec une grande barbe blanche? Très vieux? « — (( Plutôt ! )) gouailla Borelli dans un sou- rire amer. — « Son costume? » 11 parut perplexe. — (( Son costume?... Ma foi... Pas très à la mode, sans doute. Baroque, il y a des chances. Ah ! dites donc : vous tâcherez de voir son front. Son front doit porter la marque d'une... d'un chapeau trop dur et longtemps coiffé... Tout à l'heure, quand vous vous êtes décou- vert, j'ai reconnu par là que vous n'étiez pas lui... Mais c'est surtout la barbe qui vous l'indiquera. » 56 LA CANTATRICE — « Et s'il s'est fait raser? » Mon interlocuteur sourit encore; cette fois, c'était sans amertume. L'évocation de mon sosie mystérieux, privé de barbe, semblait le remplir d'allégresse. — « N'ayez crainte, monsieur le directeur. Il y a des barbes qu'on ne rase pas. — Et merci, vous savez. — C'est, pour ainsi dire, un créancier... qui me traque... » Il restait songeur devant la mer. Afm de prolonger rentre\iie et, si faire se pouvait, pénétrer plus avant dans la confiance de ce butor énigmatique, j'aventurai : — « Vous aimez la mer, à ce que je vois. » Il émergea de sa rêverie, et ses joues, empourprées, se ballonnèrent. Il souffla : — « Moi? La mer?... Euh... Pourquoi me demandez-vous ça?... Non, je n'aime pas la mer. Ça pue, hein? Ça sent la marée. Vous ne trouvez pas que ça sent le poisson jus- qu'ici? Non? Ce n'est pas ça que vous vou- liez insinuer? Non?... Moi je trouve! » Il criait tout à coup, d'une voix menaçante : « Moi je trouve ! Ça sent le poisson ici ! » LA CANTATRICE 57 Ses yeux vifs pétillaient, braqués sur les miens. Je crus devoir me retirer sans plus discourir, et je pris congé de l'irritable nomade, en le chargeant de transmettre à Mme Borelli l'assurance de ma complète admiration et du chagrin que j'emportais de n'avoir pu lui présenter mes hommages. — « Elle s'habille », argua Borelli. Je n'étais pas dehors que la fanfare toiii- truait de plus belle. L'hercule aux joues pygéennes avait refermé sa fenêtre. Mais j'aperçus, à la croisée sui- vante, le visage désespéré d'une femme qui regardait la mer en pleurant. * * * Je revis le soir même les époux Borelli, au théâtre et dans les coulisses. Pour entendre chanter l'oiseau de Siegfried, une véritable multitude encombrait la salle. Notre bande parisienne était restée tout entière à Monte-Carlo, contrairement au dessein que nous avions formé de regagner Paris le lendemain du spectacle. L'auditoire Sa lA CANTATRICE de la veille, au grand complet, se retrouvait là, grossi de force mélomanes. A défaut du plus modeste strapontin, Gunsbourg m'avait offert un escabeau derrière un portant. C'était le meilleur moyen d'approcher Mme Borelli. Je la guettai. Ils arrivèrent. IVIon souvenir le plus lamen- table entre tous est celui de l'invalide cons- ternée avançant par saccades sur ses béquilles au milieu des autres acteurs magnificjues de prestance et rayonnant d'orgueil. La malheu- reuse portait un accoutrement de pauvresse endimanchée. Je me rappellerai longtemps son espèce de toque informe et sans couleur, victime à coup sûr de pluies et de pluies, campée à la diable, mais sur un chignon superbe où les nattes fauves se tressaient en lourdeur, comprimant leur opulence fabu- leuse... Et son corsage! L'infortunée! Com- bien de fois avait-elle lessivé ce caraco, pour qu'il devînt pisseux à ce point !... Et sa jupe ! sa jupe attendrissante, aux nuances déteintes, aux paniers surannés, toute « décorée » de guirlandes et de girandoles vieillottes, — sa jupe sinistre, nouée dans le bas, comme un sac, LA CANTATRICE 59 sur la monstruosité secrète de ses jam- bes!... Elle cheminait pesamment, posant le sac, et puis les béquilles, et puis le sac... Je ne pourrais vous dire si elle était jolie; on ne voyait que sa tristesse. Elle avait l'air d'être née le jour des iMorts. M. Borelli la serrait de près. Je m'aperçus que tous deux offraient une similitude impré- cise, comme un air de famille, un je ne sais quoi de roux, de liâlé, de farouche, qui les apparentait confusément. — Frère et sœur?... Cousins?... Ou simplement compa- triotes?... A mon aspect, l'homme s'arrêta net. Il reprit sa marche aussitôt, l'expression ras- surée, les joues épanouies. — « C'est un peu fort ! je ne peux pas m'habituer à votre barbe ! » dit-il en me serrant la main. Puis, à l'oreille, très bas, très vite : « Rien de nouveau? Le vieillard?... Bon. » Il se redressa. '( Voici ma femme, mon- sieur le directeur. « J'essayai de faire" parler la cantatrice. Elle murmura quelques « oui « et quelques « non » 60 LA CANTATRICE décourageants... D'ailleurs, la représentation se déroulait; nous n'avions pas le droit de converser. La musique régnait. Le cor de Siegfried retentit. Borelli m'em- poigna l'épaule et chuchota : — « Est-ce beau, cela ! Est-ce beau, la trompe!... Voilà ce que j'appelle un gentil morceau, facile à retenir... » Soudain, la voix de l'oiseau sortit des lèvres de l'infirme, si près de moi que ma gorge en vibrait. L'atmosphère était comme saturée d'un arôme affolant, sonore. Saisi de vertige, d'ivresse, de félicité, je chancelai. Des machi- nistes, des choristes, des figurants et même des chanteurs, tout le personnel du théâtre faisait cercle autour de l'estropiée. Il y avait dans sa voix autre chose que du génie et de la suavité; il y avait un attrait inexplicable. Et, dans la pénombre du lieu, grandie, trans- figurée par l'amour de son art, voici que la percluse aux cheveux d'or se parait d'une beauté irrésistible... Elle finit. L'opéra continué faisait un vacarme fastidieux. Je sortais d'un rêve LA CANTATRICE 61 d'opium. La Borelli n'était plus qu'une créature triste et fagotée, que mes louanges ne savaient pas dérider. Les ovations la laissèrent indifférente. Son cavalier l'emmena précipitamment, « pour éviter, disait-il, les indiscrets à la sortie ». Je voulus les accompa- gner; il s'y opposa, de mauvaise grâce. *** Or, une heure plus tard, ne pouvant calmer l'agitation qui me restait d'un émoi pourtant si bref, j'errais seul au bord de la mer, assez loin des maisons. La silhouette d'un homme debout sur un rocher se détacha de l'ombre. La nouvelle lune éclairait faiblement le paysage marin. Je crus reconnaître Borelli. Partagé entre la crainte et la curiosité, j'avan- çai furtif à travers les blocs du rivage, le perdant de vue à chaque instant pour le retrouver plus proche, immobile autant que son piédestal. C'était bien lui, statuaire. Où l'avais-je donc rencontré?... Me souvenant des transes que lui causait 62 LA CANTATRICE ma vue inopinée, je l'apostrophai à distance et m'annonçai joyeusement. Il n'en frémit pas moins sur son rocher comme un cyprès dans un coup de vent. Borelli semblait en contemplation devant la mer nocturne. Un noble manteau le drapait de romantisme. A ses pieds, des objets difïus s'étalaient. — « Vous ne me direz plus que vous n'aimez pas Amphitrite ! » m'écriai-je sur un ton de badinage. « Venir à pareille heure pour l'admirer... » — (( Et puis après? » gronda- t-il. « Ça vous regarde, ça?... Oui, j'aime la mer, mais pas tant que la solitude, figurez-vous I » Je m'étonnai de l'entendre s'exprimer trop haut, d'une voix qui dominait l'assemblée des vagues, alors que j'étais si près de lui. J'en accusai sa colère. Il me dit à brûle- pourpoint : — « Pourquoi n'osez-vous pas m'interroger à propos de ce qui est par terre, à côté de moi? » — « Mais... » répliquai-je démonté, « je n'y pensais même pas... >' LA CANTATRICE 63 Borelli haussa les épaules. J'observai que ia mer occupait ses yeux uniquement. Il scrutait sans relâche son étendue mouvante. Elle était sage et pailletée de lune. Un dauphin se jouait dans les flots; par intervalles, on saisissait les torsions ou la détente de sa queue, en nacres fugitives. Les phares, éche- lonnés, gesticulaient diversement avec leurs bras de lumière infinis. — « Vous n'y pensiez pas? » raillait Borelli. « Allons donc ! Vous avez peur. J'exècre les importuns; vous le comprenez fort bien. Laissez-moi tranquilic, mon cher monsieur ! » Je n'étais qu'un vieux bonhomme sans vigueur... — « Ecoutez, Borelli, je m'en vais, c'est compris. Loin de moi l'intention de vous être désagréable, mon garçon. IMais ne dites pas que j'ai peur. Je n'ai pas peur. Qu'est-ce que c'est que ces choses à vos pieds? » — « Allez-vous-en ! )> beugla le colosse. « La paix! la paix! la paix! ou sinon... » Je battis en retraite d'un pas tranquille, maîtrisant une furieuse envie de courir et de me sauver à toutes jambes. 64 I-A CANTATRICE A ma rentrée dans Monte-Carlo, je me demandai s'il n'était pas astucieux de profiter de l'absence du redoutable sigisbée pour tâcher d'avoir un entretien avec Mme Borelli. L'heure avancée me retint. Les deux fenêtres des aventuriers étaient noires; le sommeil de l'afTligée me parut un bonheur qu'il ne fallait briser qu'en échange d'un autre. Je passai. L'aventure me passionnait à plus d'un chef : une voix me captivait, une femme excitait ma charité, un homme intriguait mon soup- çon. Je laissai partir mes compagons de voyage. Au début de l'après-midi, Borelli se fit annoncer. Je le reçus dans ma chambre. II venait en voisin, à ce qu'il prétendait. Aucune allusion à l'incident de la nuit. Mais, après quelques phrases superflues, il me pria carré- ment de lui confier vingt-cinq louis. Fort ennuyé, je tergiversai, j'aiguillai la conversation sur une autre voie et je lui adressai mes compliments au sujet de La cantatrice 65 l'affluence que la chanteuse attirait au théâtre et dans la principauté. Grâce à elle, la loca- tion était assurée pour quinze jours et les hôtels regorgeaient. Là-dessus, l'époux-impresario me déclara qu'il allait exiger de Gunsbourg une sérieuse augmentation, ou que sa femme ne chanterait plus. Et je suppose qu'il était sur le point de réitérer sa demande de cinq cents francs; mais un fait imprévu l'en détourna. Son masque changea. L'oreille au guet, il m'imposa silence. Avant que j'eusse entendu quoi que ce fût, l'énergumène se précipita sur le balcon. Tous les passants, tous les promeneurs se dirigeaient dans le même sens, à pas pressés, d'une allure hypnotique et taciturne qui vous angoissait au premier coup d'œil. Là-bas, du côté de la Villa des Mouettes, une voix extra- ordinaire lançait un chant désordonné. Et c'est vers cette voix que tous ces gens mar- chaient comme des somnambules. Mon visiteur s'emporta : — {( Je lui avais défendu cependant... » La suite se perdit. Quatre sauts l'avaient 5 (36 LV CANTATRICE mis au bas de l'escalier, se iiâlaiit lui aussi vers la chanteuse magnétique. Fut-ce par l'effet de l'indomptable curiosité qui m'attachait à leur destin? Fut-ce par la vertu de raimantation mélodieuse? Toujours est-il que je bondissais derrière lui. De toutes parts on accourait à l'appel dardé de la voix. Ce qu'elle chantait ne res- semblait à rien de connu. Gela saillissait, se tordait et s'épanchait en cris délicieux. C'était tout le printemps qui chantait tout l'amour. Les hommes, subjugués, allaient au cantique infernal comme les petits oise Sambreuil dans La singuuère destinée de Bouvancourt, que Ton trouvera parmi les histoires singulières du Voyage Immobile. 6 82 l'homme au corps subtil Or, une nuit de l'hiver 1901-1902, — n'ayant sur soi, bizarrement, ni pardessus ni couvre- chef, — Bouvancôurt arpentait les trottoirs de Pontargis d'un pas ferme et sonore, avec la mine d'un garçon qui se trouve joliment bien dans sa peau. Il avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes, et alors il était sorti pour la première fois depuis sept jours. Gai* toute une semaine la passion des recherches venait de le cloîtrer dans son laboratoire, aux prises avec une découverte imminente. Sept jours et sept nuits — un temps fati- dique — il avait poursuivi la Vérité, comme une déesse habile aux ruses et prompte à la course. Elle s'était rendue, à neuf heures du soir. Aussitôt, son vainqueur, tout frémis- sant d'orgueil, avait repris conscience de ses muscles et de ses nerfs; un furieux désir l'empoignait de marcher bon train, sans idées, à l'air vif... Cependant, malgré l'autorité de son envie, Bouvancôurt avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes. Puis il avait réveillé sa bonne, Mariette, lâ priant l'homme au corps subtil 83 de lui ouvrir la porte; et, après l'avoir con- vaincue de la nécessité d'attendre son retour derrière le vantail afin de tirer la bobinette quand elle entendrait sa voix, — alors seule- ment il était sorti pour la première fois depuis sept jours. Et Mariette n'aïrivait pas à comprendre pourquoi son maître était parti sans chapeau, sans pardessus, ni pourquoi il l'avait éveillée dans le but de se faire ouvrir la porte au départ et à la rentrée sur un mot de sa bouche, alors qu'il pouvait si aisément tirer lui-même la bobinette et se servir du timbre ou surtout de la clef. Mariette se préoccupait aussi de la bande à Morand. C'était une association de n:alîai- tcurs qui terrorisait le canton. La domes- tique, sans songer au péril d'une promenade solitaire et tardive, estimait qu'il fallait être un rude égoïste pour laisser une pauvre femme toute seule, la nuit, dans un petit logement du boulevard Poincaré, tandis que la bande à Morand "désolait le Pontargeois. Mais Bouvancourt n'aimait pas les observa- 84 l'homme au corps subtil tions; Mariette le savait; rien ne s'était manifesté de ses sentiments. Et le professeur arpentait le désert sinistre de la ville noire. Dans cette ombre provin- ciale, tout ce qu'on pouvait distinguer souf- frait d'une laideur affligeante. Les avenues et les esplanades rivalisaient de honte avec les impasses et les encoignures. Les rares becs de gaz, avec leurs vilaines flammes jaunes mal éclairantes, avaient l'air de souiller les ténèbres; le froid vous rendait' malheureux; le silence même semblait lamen- table, parce qu'il n'était que le mutisme de 35.000 citadins... Bouvancourt s'en souciait comme de colin-tampon. Ni le lieu ni la saison n'avaient de prise sur son bonheur. La tête haute, le pied retentissant, il mar- chait victorieux; un sourire permanent égayait son visage et parfois s'amplifiait jusqu'au rire. Il se sentait la face d'Archi- mède errant à travers Syracuse et criant au peuple : <'- J'ai trouvé ! ». Il marchait triomphal, comme au grand soleil de Sicile, dans une cité rempUe de palais. C'est ainsi que, les yeux ailleurs et l'esprit l'homme au corps subtil 85 absent. Bouvancourt s'aventura dans le faubourg Saint-Charles, — où quelqu'un tout à coup se dressa contre lui. Bouvancourt sortit brutalement de son rêve. Il éprouvait la sensation d'avoir été transporté par enchantement à l'endroit qu'il apercevait : un carrefour obscur où se croisaient quatre chemins gluants, longés de murailles aveugles Isolée, lointaine, une lanterne faisait un peu de crépuscule et précisait la silhouette patibulaire qui venait de surgir. Ici, qu'on me laisse ouvrir une parenthèse. La scène suivante a duré peut-être un quart de minute. Le narrateur ne saurait la repro- duire aussi lestement, sous peine d'insuffi- sance. Il fonctionnera donc, si l'on veut bien, comme un cinématographe qu'on tournerait au ralenti pour analyser le film et décom- poser l'événement. Notre Bouvancourt s'arrêta net devant l'obstacle humain. Son âme fut le théâtre d'un changement à vue remarquablement instantané. Avant que l'apache eût remué les lèvres, il s'était rappelé tous les crimes de ' ^ T.'nOMME AU CORPS SUBTIL la bande à Morand. Dieu sait pourtant s'il en avait parcouru le récit d'un œil distrait, lui pour qui la science étr.it la seule réalité! Eh bien, à cette heure, voilà qu'il se souvenait du moindre assassinat dans ses moindres circonstances! Les noms, les noms mêmes des victimes, lui revenaient aussi naturelle- ment que des termes radiographiques, et sa pensée fixait un afîreux alignement de ,cada^Tes, digne des musées de cires forains : ^deilles femmes égorgées, fillettes na^Tées, rentiers carbonisés, encaisseurs mutilés,- dont il connaissait l'état ci\âl ! Entre la veuve Canut, grimaça.nt avec sa figure bleue, et la petite Angèle Braquard qui tendait son m-igre col tailladé de plaies béantes, le sexa- génaire Adolphe Piat, boursouflure calcinée... Mais l'escarpe soufflait au nez de Bouvan- court, d'une voix crasseuse et puante : — '(( Pourriez pas m.e renseigner quelle heure qu'il est, patron? « En même temps, le physicien perçut le bruit étouffé de savates qui l'approchaient par derrière. Tout son être lui conseilla de s'adosser au mur le plus proche. Il n'en eut l'ho>tme au corps subtil 87 pas congé. Quelque chose passa devant ses yeux, de haut en bas, — quelque chose de sombre qu il jugea tout de suite : c'étaient les deux mains jointes de son ennemi posté- rieur, lequel s'occupait ainsi à perpétrer sur sa personne le coup rituel du père François. Bouvancourt, dont les connaissances ne se bornent pas à la physique, anticipa d'u!ie seconde la destinée et se vit déjà strangulé, maintenu par ce diable d'animal invisible, tandis que l'autre fouillersit commodément ses poches et goussets... Le lasso vivant se rabattit avec violence sur la pomme d'Adam du bourgeois, et celui-ci lâcha une espèce d'exclamation, moitié cri moitié râle, assez incongrue somme toute, et d'ailleurs fort injustifiée, car il n'avait presque rien senti et l'ins- tinct seul était cause de la brusque recu- lade qu'il venait d'effectuer. Les mains offensives avaient disparu; l'oreille de Bou- vancourt lui apprit que l'assaillant de ses derrières était en train de s'étaler durement et que, pour jurer bref, il n'en jurait pas mieux. 88 l'homme au corps subtil — « A toi, Julot ! » fit le père François dans une clameur sourde, moins belliqueuse qu'épouvantée. (( C'est vrai ! c'est vrai ! » songea le savant. « Moi qui n'y pensais plus!... » Et Julot put revoir le sourire de Bouvan- court. Deux secondes alors, mais pas davantage l'agression fut en suspens. Le père François se relevait péniblement et Julot se demandait s'il avait bien vu ce qui s'était passé, — s'il avait bien vu les mains jointes de son complice disparaître à travers le cou du « pante », trancher ce cou, et cependant le laisser tel qu'auparavant, sur ce robuste corps bien d'aplomb, sous cette tête souriante ! Il hésitait, Julot... Mais, bah! cette déca- pitation, ces bras coupants, c'était un effet de la mauvaise clarté, le jeu des ombres et des lueurs... Il dit en lui-même une saleté qui lui servait de cri de guerre, et se courba, voulant fondre comme un bélier sur Bouvan- court et lui donner du sinciput dans l'épi- gastre. Ainsi fut fait, au risque de jeter le physicien l'homme au corps subtil 89 à la renverse sur le père François, lequel terminait son relèvement douloureux et méditait de singulières hypothèses, tout en surv^eillant l'action. Mais le drôle n'était pas au bout de ses chutes ni de ses ébahissements ! A peine eut-il compris le dessein de Julot, qu'il rece- vait sa charge au creux de l'estomac, — non sans avoir entrevu le camarade traversant de part en part V adversaire phénoménal, et s'échappant de son dos comme un clown jaillit d'un cercle de papier \ Bouvancourt, éclatant de rire, se retourna. Ses deux agresseurs, enchevêtrés, tordaient leurs efforts, à qui serait debout le premier. Ce fut Julot. Il décampa. L'autre le suivit de près; de la main gauche il se tenait l'abdo- men, et de la droite il faisait des signes de croix. Tous deux, cependant, blasphémaient à l'envi. — « Faut-il que je sois étourdi ! » murmura Bouvancourt. « J'avais complètement oublié... Tête de linotte, va ! Sortir la nuit à cause de cela; n'avoir point de chapeau à cause de cela; point de manteau à cause de cela; et ne pas 90 l'homme au corps subtil se souvenir de cela ! Vraiment, je dois être plus fatigué qu'il ne paraît... Allons nous coucher. Mais, d'abord, où suis-je? » Sa course l'avait mené aux bornes de la ville. Un des murs était celui du cimetière, occurrence qui expliquait la terreur supersti- tieuse du père François. Le noctambule, l'allure beaucoup moins conquérante, reprit le chemin de son logis. Il rentra. Mais je ne suis plus assez ren- seigné pour décrire par le menu tout ce qu'il fit alors. Je le sais grosso modo seulement, et j'aime mieux reporter ces dires secondaires au moment où je les reçus de sa bouche, — à la fin de cette histoire. Toujours est-il que, le lendemain matin, vers huit heures, ayant à passer par là, je sonnai chez le physicien, 25, boulevard Poincaré, au premier étage. A mon ordinaire, j'entrai sans façons. Bouvancourt sembla contrarié de ma visite (et je m'empresse de dire que, ce jour-là, rien ne me fut livré de l'attaque nocturne). Je le trouvai dans sa chambre. Il avait dû se lever tôt, à moins qu'il ne se fut pas couché. T/IIOMMF. AI' COnPS SUBTIL 91 le lit étant déjà refait ou n'ayant pas été défait. L'inquiétude se lisait à son regard. Debout eu face de l'horloge, mon ami la con- sultait avec une anxiété qu'il ne put travestir. Quelque chose... je ne sais quoi de débraillé, voire de mal tenu, régnait sur toute sa per- sonne. Je lui tendais la main... — « Non, pas aujourd'hui », s'excusa- t-il en ricanant. « Je ne vous donnerai pas la main, Sambreuil... La goutte, voyez-vous... Ah ! j'ai les doigts d'un sensible ! Vous ne vous figurez pas ce qu'on souffre !... Et puis, tenez, mon bon, tout m'énerve ce matin... Pardonnez-moi, mais ça ne vous ferait rien de revenir cet après-midi?... Vous n'aviez pas de communication urgente? Non?... Eh bien, à tout à l'heure, n'est-ce pas?... Vous n'avez pas idée... Au revoir, cher ami, et toutes mes excuses les plus plates... Au revoir... » Une pareille réception me jeta dans un étonnement noirci de frayeur. J'avais observé que Bouvancourt s'était tenu soigneusement à l'écart, à cont^^e-jour, en pestiféré. D'habi- 92 l'homme au corps subtil tude, il me reconduisait jusqu'au palier; cette fois, je le laissai dans sa chambre, seul à seul avec l'horloge. D'un coup de pied, il ferma la porte sur ma retraite. J'étais rempli d'alarmes et de chagrin. A quatre heures sonnant, dès que ma con- sultation médicale fut close, je me précipitai boulevard Poincaré. Tout avait repris le bon aspect quotidien. Bouvancourt m'attendait pour faire une pro- menade le long du canal, — ce canal qui devait lui être si funeste ! — Il avait, je m'en souviens encore, son paletot noisette et son feutre marron. Le shake-hand du professeur me brisa les phalanges, mais quelle poignée de mains pouvait me rendre plus heureux? Nous partîmes. J'attendais un éclaircisse- ment... Je le sollicitai par des allusions... L'ami restait coi. Nulle gaieté, du reste, en ses manières. Je soupçonnai quelque décep- tion, je crus à l'échec de ses derniers travaux, et je n'insistai pas davantage. * * Une semaine plus tard, nous étions à déjeu- l'homme au corps subtil 93 ner, Mme Sambreuil et moi, lorsque Bouvan- court fit irruption dans la salle à manger. Son affolement nous bouleversa. Je lui administrai coup sur coup deux verres de ratafia qui le remontèrent. Au bout d'un certain nombre de soupirs et d'excla- mations telles que : « Oh ! là ! mon Dieu ! — Mon Dieu ! Est-il possible ! — Moi ! moi ! Mon bon docteur! — Ah! madame, si vous saviez !... )) etc., — l'excellent homme fondit en larmes, et commença de nous faire savoir ce qu'on a déjà lu, complété de ce qu'on va lire. Quelques heures auparavant — il était, je crois, neuf heures du matin — Bouvancourt s'était mis au travail d'assez mauvaise humeur, à cause d'un employé du chemin de fer, chargé d'une caisse d'appareils, qui l'avait heurté maladroitement, au point de lui meurtrir l'épaule. Toutefois, il avait entrepris sur-le-champ le déballage des précieuses verreries et leur disposition sur les tablettes du laboratoire. La besogne tirait à sa fin, quand un jeune garçon de fort belle apparence entra sans 94 l'homme au corps subtil se faire annoncer, ferma les trois portes de la salle à double tour, serra les trois clefs dans sa poche, et s'avança. Bouvaricourt était à genoux près de la caisse, dans le foin, et le dévisageait d'un air abasourdi. — ^( Monsieur, )> dit l'inconnu, « que je' iftë' présente, au moins î » Sa voix chantait, dôucv3, aimable, mondaine. « Je suis Morand... Vous savez... la bande à Morand! » Bouvancourt sauta sur ses jambes, non seulement troublé d'être à la merci du coquin, mais encore stupéfait de lui voir les traits d'un potache de bonne famille et de recon- naître en ce bandit gracieux, débarrassé de son déguisement, le facteur qui l'avait bous- culé tantôt. — « N'ayez pas peur! » vocalisa l'intrus dans un rire perlé, si féminin, si puéril, que mon ami flaira subterfuge et mystification. « N'ayez crainte î Je ne vous ferai pas de mal !... » — « Quoi! ce serait vous Morand? Vous qui avez fait assommer le garçon de recette du Crédit Foncier? Vous l'auteur du sextuple l'homme au corfs subtil 95 assassinat de Vautremont? Vous Tescroc de... )) L'Antinous répliqua, le verbe acide et le itiasque durci : —^ « Oui, monsieur Bouvancourt, c'est moi. Je n'ai aucune raison de le cacher à mon futur complice. Car c'est encore moi l'auteur du vol de quinze cent mille francs au Comptoir d'Escompte de Pontargis. » — « Hein? Qu'est-ce que vous dites?... Mais j'ignorais... Quand donc ce vol... » — '( Ce vol sera commis la nuit prochaine, mon cher monsieur Bouvancourt. Et cest vous qui m'aiderez à l'exécuter. » — « Moi ! » — u Vous m'aiderez », reprit le gamin avec une expression de vice et de cruauté. « Vous m'aiderez, vous dis-je. Aussi vrai qu'on m'appelle Morand. — Asseyez-vous, et faisons la causette. » Le maître de la maison s'assit à la prière de son hôte. Dominé sous un regard de tigre, il pensait à la jeunesse des brutes impériales, Néron, Caracalla, Tibère, et il acceptait main- tenant que ce fût la le terrible chef de bande. 96 l'homme au corps subtil Celui-ci continua : — <( Deux de mes employés m'ont fait un rapport incroyable. Une étrange avanie leur fut infligée mardi, vers minuit, près du cime- tière. Les bras du premier, devenus soudain yatagans, ont décollé certain promeneur sans lui causer le plus petit dégât. Quant au second, il a passé au travers de ce personnage surnaturel, qui s'en aperçut tout juste suffi- samment pour s'esclafïer de la diablerie. » Ce promeneur attardé, monsieur, ne pou- vait être que le magicien Bouvancourt. Je connais l'annuaire pontargeois, il ne renferme qu'un nom de sorcier : le vôtre. Et, comme l'époque de mon bachot es sciences n'est pas encore très reculée, j'ai compris que, par l'intervention de la radiographie, vous veniez de découvrir le moyen de vous rendre aussi traversable, aussi insaisissable qu'un homme de gaz... ou de liquide... » — (c Ce n'est pas tout à fait cela », remarqua Bouvancourt avec un fin sourire. « La com- paraison... » — '-' Aucune importance ! » déclara le perv^ers Adonis. <^ L'intérêt, pour moi, réside L*HOMME AU CORPS SUBTIL 97 non dans la cause, mais dans l'effet... La cause, cependant... Rayons X, n'est-ce pas? » — « Oui )), révéla Bouvancourt entraîné par son dada favori. « Oh ! rien de plus bête en principe. Le problème était celui-ci : douer les corps solides — opaques ou trans- parents — des qualités de pénétration dont jouit la lumière obscure. Autrement dit, les rendre tels, ces solides, qu'ils pussent tra- verser les autres solides non traités, et par conséquent qu'ils pussent être traversés par eux, ce qui revient au même. » Pour cela, il fallait parvenir à les imbiber, si j'ose dire, de lumière obscure, en sorte qu'ils fussent modifiés profondément, jus- qu'en leurs molécules les plus secrètes, acqué- rant ainsi la propriété du fluide envahisseur, c'est-à-dire la propriété de traverser les masses sans les écarter (sans les écarter comme, par exemple, un nageur pénètre dans l'eau et comme nous fendons l'atmosphère) mais par une sorte d'osmose immédiate, comme deux régiments se croisent l'un dans l'autre, comme contre homme, sans subir de dilata- 7 05 l/HOMMF. AU CORPS SUBTIL tion. Cela revenait à jouer de la porosité de la matière, qui n'est jamais assez dense pour qu'on ne puisse l'envisager comme une troupe d'atomes. ). Eh bien ! l'autre jour, mardi, j'étais chargé de ce... fluide, comme un condensa- teur est chargé d'électricité... Mais, pour être exact, ce... fluide n'est pas uniquement de la lumière obscure; car il faut que les corps traités pénètrent aussi les substances que les rayons X ne traversent point ou ne tra- versent qu'à regret. Alors... » — « Bon, bon », reprit Morand. « C'est bien à peu près ce que j'avais supposé. Bref, si nous changeons de langage, vous avez le pouvoir de rendre insaisissable un homme tout habillé. Par le fait de la même opération, cet homme se rira des balles, des poignards; et, comme il pourra traverser toutes les portes closes — portes de banque ou portes de prison — quel jeu pour lui de plonger son bras dans un cofîre-fort incrochetable, aussi benoî- tement qu'un faisceau de rayons X ! » — '( Ah ! mais... », s'exclama Bouvancourt enfin renseigné sur l'objeV de la démarche/ l'hommf. au corps subtil 99 « Ah! mais... c'est que... oui... Seule- ment...)) — « Seulement, cela ne dure pas toujours, n'est-ce pas? C'est ce que vous alliez dire?... Je le sais. Pour m'en assurer, je suis venu vous tamponner tout à l'heure, en commis- sionnaire de la gare. » — (( Je vous ai reconnu. Mais, au fait, qu'est-ce que cela pouvait bien vous faire, que je fusse tangible ou non? )> — (c Ceci )), répondit le brigand : a que si vous ne l'étiez pas redevenu ce matin, j'aurais différé ce colloque; et que si vous aviez tou- jours conservé le don de subtilité, je ne serais jamais revenu. )> — « Pourquoi donc? )> — « Parce qu'il entre dans mes plans que vous ne soyez pas invulnérable, maître, vu que j'ai grand besoin de vous tenir au doigt et à l'œil, sans que vous puissiez déguerpir à travers les huis dont j'ai mis la clef dans ma poche, et vous moquer de l'ustensile que voici. )) Ce disant, le redoutable bachelier braquait sur le savant un revolver, — attitude mélodra- (! BmUOTHECA j 100 l'homme au coups subtil matique, usée, d'un bien petit effet sur le lecteur, mais toujours neuve (et singuliè- rement !) pour celui qu'on menace. Bouvancourt se prit à réfléchir. Sa tête bourdonnante lui semblait un nid d'abeilles où Tessaim des idées tourbillonnait. Depuis quelques minutes, il se demandait si le per- sonnage ambigu de Morand n'était pas une femme de trente ans plutôt qu'un damoiseau de dix-huit. C'est qu'il s'exprimait avec un aplomb ! Ses discours avaient tant d'assu- rance et trahissaient tellement l'habitude de la parole !... Et puis, que de grâce et de beauté î... Mais, simultanément, Bouvancourt se représentait les crimes de ce fauve mâle ou femelle. Les victimes de la bande à Morand se levaient à nouveau dans son horreur, poussant des plaintes d'agonie... Et tout cela restait noyé dans la grande perplexité confuse où se débattait la volonté du physi- cien devant cet acte malfaisant qu'on était sur le point de lui commander. A cet égard, mille conceptions s'entre-croisaient si fou- gueusement dans la ruche de sa cervelle, qu'il ne voyait plus clair au dedans de lui-même. l'homme au corps subtil 101 La créature qui le tenait en joue releva son arme. Le geste fut empreint de désinvolture professionnelle et de joliesse efféminée, Car- touche et Mlle de Maupin s'y combinaient. Morand poursuivit après un court silence : — « Je sais donc, monsieur Bouvancourt, que l'insaisissabilité ne dure qu'un temps. C'est ennuyeux, car, autrement, elle eût été synonyme d'impunité. Plus d'arrestations possibles, évasions simples comme bonjour, enfin le couperet de la guillotine... » Morand fit une pause et compléta sur un rictus : « On n'eût jamais été coupable... Tant pis !... Mais répondez. Pendant combien de jours garde-t-on la vertu de subtilité? » — « Seize heures et douze minutes », répon- dit Bouvancourt tremblant de la requête qu'il pressentait. — « Pas davantage!... Après tout, c'est plus qu'il ne m'en faut aujourd'hui pour expédier le coup du Comptoir d'Escompte. A minuit le tour sera joué. » Bouvancourt tressaillit. — « Mais, mais, il y a toujours un gardien qui veille dans les caves, et... » 102 l'homme au corfs subtil — i( Commençons tout de suite )), ordonna Morand. Bouvancourt eut un cri de révolte : — « Et si je ne veux pas, moi î » — « Je saurai vous y forcer ! Je vous y forcerai chaque fois que je voudrai!... Pour le présent, ceci me suffira. » Le revolver toucha le front vénérable du physicien. Bouvancourt ferma les yeux... Quand il les rouvrit, une âme nouvelle s'y reflétait. Morand, qui s'attendait à la péripé- tie, rempocha son instrument de persua- sion. — « Soit ! )) opina Bouvancourt d'un ton peut-être résigné, mais plutôt résolu. « Quinze minutes; je vous demande quinze minutes pour accomplir votre métamorphose. — Naturellement, » fit-il avec légèreté, « vous désirez que votre corps tout entier devienne insaisissable? » — (( Parbleu, cela va de soi ! Des pieds à la tête. » — « Des pieds à la tête; fort bien. Je vous posais cette question parce que c'est mon L'HOMME AU CORPS SUBTIL 103 devoir. Quand vous allez chez le photographe, n'est-ce pas, on vous interroge... » — « En pied, mon cher maître. Je veux être intangible en pied. Non, mais vous n'y pensez pîis : à quoi me servirait de pouvoir m'introduire à travers une clôture, si mes talons, par exemple, devaient rester dehors à me retenir? Voyons, mon associé î » — « Bien, bien, c'est votre affaire. En effet. — Venez par ici. » Bouvancourt se dirigea vers une portière. Avant de l'écarter sur un seuil mystérieux, il s'arrêta, disant : — (( Vous me jurez que vous êtes Morand? » La demande fit sentir au meurtrier quel ascendant sa vogue infamante exerçait et combien il avait eu raison de se nommer. L'orgueil lui chauffa les tempes. — « Et comment ! » fut sa réponse glorieuse. — « Entrez donc », décida Bouvancourt. Il l'introduisit dans un cabinet cul-de-sac. Les murs et le plafond, le linoléum recouvrant le parquet, la face interne de la portière, enfin toutes les surfaces de ce local reluisaient 104 l'homme au corps subtil de peinture argentine. La fenêtre avait été badigeonnée d'un enduit analogue, translu- cide comme un dépolissage. On aurait pu se croire à l'intérieur d'un cube d'argent. Au milieu s'érigeait une espèce de ressort à boudin, qui n'en était pas un, puisqu'il était rigide. L'appareil toisait deux mètres d'élévation. Ses larges spires se constituaient d'un tube de métal enroulé trente fois sur lui-même et formant une cage cylindrique. Deux fils souples, argentés et tournés en papil- lotes, partaient chacun d'une extrémité de ce tube; celui du haut rejoignait celui du bas, et leurs deux brins,^ tordus en un seul, se terminaient par une fiche de contact. On voyait émarger du mvr, près de l'entrée, la prise c'e courant. Et c'est tout ce qu'il y avait dans la chambre d'argent. — « Voilà », dit Bouvancourt, « l'appareil. » Il toqua la spirale, qui rendit un son de cloche impressionnant. Ce fut comme un glas sonné dans un autre monde. Morand questionna le physicien sur la teinte argentée. Il n'aimait pas cela. Le métal L'HOMME AU CORPS StJBTIL 105 blême étalait une pompe funèbre qui l'influen- çait. — « Vous allez vous placer là-dedans », fit l'opérateur en renversant le haut limaçon. « Et vous ne serez pas surpris quand cela deviendra lumineux. — J'en ai pour un quart d'heure. » Morand redemanda l'explication de la peinture. — « C'est », répondit le savant, « une dis- solution préser\'atrice de la lumière que j'ai nommée lumière Y. C'est une couche prohi- bitive... » — « Voulez-vous dire que les objets qu'elle abrite ne sont plus traversables par les objets saturés de lumière Y?... » — « Non pas. Je veux dire que les objets peints avec la gomme antilux — avec cette argenture — échappent à l'action de la lumière Y, et que, sous ses rayons repoussés par la gomme, ils ne deviennent pas subtils. Ces objets restent ce qu'ils sont, au lieu d'acqué- rir le don d'absolue perméabilité. Grâce à Vantilux que vous voyez ici, l'effet de mes irradiations est confiné à l'intérieur de ce 106 L'HOMME AU CORPS SUETIL cabinet, et les vitres de cette fenêtre ne seront pas rendues traversables, ce qui serait gênant, pensez-y : le froid, la pluie, le vent pénétre- raient, comme si les carreaux n'existaient pas ! » — « Ah?... Oui, c'est vrai... Mais alors, quand on est insaisissable, on sent le vent à travers soi? » — « Bien entendu. — Allons, vite, dépê- chons-nous... » — « Et les coups de couteau, et les balles de pistolet, et les dents de chien, — on les sent aussi? » — « Forcément; la sensibilité... — Mais faisons vite. Ma bonne n'était pas là quand vous êtes entré, je préfère que vous partiez avant son retour. » — (( Et les palissades qu'on traverse ? » poursuivit Morand inattentif aux sollicita- tions de Bouvancourt. « Et les talus où l'on peut avoir à se cacher?... Ah ! et le manque d'air?... Vous ne pouvez pas respirer dans un talus? Il faut donc le franchir dare-dare... Hum ! hum !... )> — « Hé ! qu'est-ce que cela ! » dit Bouvan- l'homme au corps SfBfîL 107 court. « Voyons, est-ce pour aujourd'hui ou pour demain? » Les bras raides, il soutenait la lourde cage spirale. — « Ah ! mais... c'est que... » L'aigrefm marquant de la perplexité, Bou- vancourt redressa l'appareil et lui dit brus- quement : — « Après tout, vous avez raison de ne pas vous presser. Notre contrat me semble impar- fait. Je comprends bien que vous me trucidez si je refuse d'obéir; je devine aussi que vous faire prendre ici, dans une souricière, entraî- nerait sans doute mon exécution par vos... subordonnés. Mais, en retour de mes services, de ma soumission, qu'est-ce que vous me donnerez? Qu'est-ce que vous me donnerez sur les quinze cent mille francs du Comptoir d'Escompte? « — « Tiens, tiens ! » goguenarda le voleur : « ... Dix mille, ça suffit? » Bouvancourt tendit la main. — « Peste ! la confiance règne 1... » repartit Morand. « On en recausera. Vous avez ma parole. Au travail ! » 108 l'homme au corps StJBtiL — « C'est que... » — « Au travail, je vous dis ! » Morand se tenait debout dans la volute. — « Ah î j'y songe : rendez-moi mes clefs », demanda le physicien. — « Pourquoi? Ça presse? Je vous les ren- drai tout à l'heure. » — « Ah, non ! Tout à l'heure, si vous les conserviez, elles seraient, comme vous, trans- formées, perméables, et alors je ne pourrais plus m'en ser\âr pendant seize heures et douze minutes... — Oh ! mais », s'exclama- t-il tout à coup d'une façon curieusement soudaine et bruyante, « j'oubliais le principal, moi ! Oh ! oh ! quel étourdi ! Voyez-vous, il faut que je préserve mon individu contre la lumière Y, sans quoi... » Il ouvrit un placard où pendaient quelques draperies argentées. Il choisit l'une d'elles et se mit en devoir de la revêtir. C'était une grande cagoule qui retomba sur lui, le cachant tout entier, comme à jamais. Un pénitent, une figure de processions expiatoires et d'auto- dafés, remplaçait le professeur. Des lunettes trouaient la capuce, leurs disques de verre l'homme au corps subtil 109 étaient argentés comme les vitres de la fenêtre; les yeux de Bouvancourt voyaient sans être vus derrière ces orbites de crâne dont la nuance inanimée se perdait dans le tout. Seules, les mains restaient nues; des gants les argentèrent. La robe, trop longue, massait des plis d'argent sur le plancher d'argent. Cette apparition de repentir et de somptuosité se statufiait, telle une allégorie de valeur inestimable et représentant le De profundis. En procédant à cette prise d'habit, le physicien n'avait cessé de badiner sur la mine rébarbative qu'on lui verrait une fois costumé. Sa faconde ne tarissait pas, mais prenait sous l'étoffe un timbre amorti, souterrain, quasi sépulcral. — « Vite, les clefs ! » dit-il. Sa main de statue passa dans l'intervalle de deux spires. — (( Les voilà », fit Morand qui avait légè- rement pâli. « Que je vous les donne mainte- nant ou plus tard, "ça n'a pas d'importance. Au contraire, » ajouta-t-il en se faisant rire, « ceci me prouve que vous n'allez pas m'élec- 110 l'homme au corps subtil trocuterl parce qu'alors vous les auriez reprises après I... » — « Justement ! » approuva Bouvancourt. " Je vois que nous nous comprenons. Soyez en paix; je vous donne ma parole d'honneur que je vais vous subtiliser; rien de plus. » Il retroussa le froc de pénitence, couleur d'absoute, et glissa les clefs dans son vieux veston. ]Morand secoua la maigre tourelle qui l'emprisonnait, de peur qu'elle ne fût tout à coup rivée au parquet. L'engin remua, se balança, répandit une musique de cam- panile céleste... — « Il faudra ne toucher à rien pendant l'irradiation », recommanda le pénitent. « Mon solénoïde vous gèlerait grièvement. Tenez- vous droit, bien au centre. Vous y êtes? Un quart d'heure ! » Il ramassa le fil souple qui traînait, planta la fiche dans la prise de courant... Aussitôt, on eût dit que le soleil venait de se multipher; aussitôt, la spirale s'illumina d'un éblouissement qui était au grand jour ce que le grand jour est au clair de lune. Elle devint un éclair de féerie, continu, mon- l'homme au corps subtil 111 tant, giratoire. Un serpentin de feu blanc lovait ses anneaux splendides autour de Morand. Cette lumière veloutait le contour de la tubulure incandescente ; elle parcourait sa vrille de la base au sommet, avec une rapi- dité fulgurale. Ainsi, la machine paraissait tournoyer dans une ascension frénétique. Morand fermait les yeux. Il resplendissait. Si jeune et si beau, si méchant, si pâle et si radieux, il fut le vivant portrait de Lucifer, un grain de sable avant la chute. Aucun grésillement d'étincelle. Le miracle s'accomplissait dans une humble simplicité. La couleuvre ignée vissait infatigablement au sein du repos sa montée immobile. Du froid se fit sentir; elle en rayonnait. Morand, les paupières entr'ouvertes et clignotantes, parla le premier : — « Rudement pas chaud, là-dedans!... Mais je ne sens rien d'autre... Est-ce comme ça qu'il faut que ça se passe? Est-ce que ça ne vient pas petit à petit, la subtilité? )> — « Non », répondit la voix d'outre-terre. « Au bout d'un quart d'heure, quand le point de saturation se trouve atteint, subitement 112 l'homme au corps subtil vous êtes en état. L'insaisissabilité ne com- porte pas de degrés. » — « Mais )), objecta l'être surensoleillé, donnant à ses inflexions toute leur fraîcheur juvénile, « je ne comprends pas très bien... » Le pénitent leva les bras dans une atti- tude sacerdotale : — « Il est préférable que vous gardiez le silence. » On obéit. Bouvancourt tenait sa montre ; de ses deux mains serrées l'une contre l'autre, il lui faisait un abri contre le rayonnement. — « Plus que douze minutes... Onze... Dix... » Le foyer réfrigérant continuait d'abaisser la température. Le physicien savait que des feuilles de givre commençaient à doubler le vitrage. Le patient grelottait. Bouvancourt alla s'adosser au mur, à gauche et presque derrière lui; ses dents menaient, sous la capuce, un claquement de castagnettes, et des frissons le galvanisaient, jetant de-ci de-là ses mains jointes. D'un ton laborieux, les mâchoires l'homme au corps subtil 113 tremblantes, il déclara qu'il faisait beaucoup plus chaud à rintéricur du serpentin, — ce qui était un mensonge. — « ... Huit... Sept... Six... » Le silence, rompu de loin en loin par des roulements de voitures et de tramways, se rétablissait avec empressement. Alors les bruits familiers de la maison donnaient en sourdine leur brave petit concert domestique : une machine à coudre s'activait au rez-de- chaussée; l'entre-choc des bouteilles sortait du soupirail de la cave; à l'étage supérieur, des pas intermittents... Et pendant cela, dans la chambrette ardente et polaire, aux murailles comme en fusion, la mei'veille suivait son cours, et le serpent de clarté continuait d'enrouler sa trombe incantatoire autour du charmant crimi- nel. — « ... Trois... Deux... Une I... » Tout à coup, sans qu'on entendît rien de plus, le réprouvé s'enfonça dans le parquet mille fois plus vite que le Méphisto de l'Opéra. Le temps de choir, il avait disparu. Ni trou, ni trappe, et cependant il n'y avait plus s 114 l'homme au corps subtil personne au milieu de la spirale, qui vaine- ment persévérait. Le pénitent, affalé dans un coin, se com- primait le cœur d'une étreinte crispée. Tous les murmures de l'intimité se taisaient, sauf les pas au deuxième étage, qui allaient et venaient comme antérieurement. Bouvancourt se traîna le long du mur et coupa le courant. La spirale s'éteignit. On aurait supposé que le soir était venu. Pour- tant une horloge sonnait dix heures et le jour blanchissait les carreaux épaissis de givre. Le savant dépouilla son domino macabre et reparut dans la solitude. Etait-ce bien lui? Etait-ce un homme? A ses gestes automa- tiques, à ses mains de craie, à son masque de plâtre, qui aurait soutenu que c'en était un?... Mais il ruisselait d'une sueur glacée; donc c'était un homme. Il dit : « Justice est faite î » et se mit à pleurer; c'était donc Bouvan- court. Il pleura dans la chambre d'argent; puis, ne voulant pas rester seul avec son secret, il accourut chez moi. HOMME AU CORPS SUBTIL 115 * * Quand il eut fini son histoire, ma femme et moi nous le regardâmes sans compren- dre, et nous l'écoutions gémir désespé- rément : — « J'ai tué quelqu'un! Moi, j'ai tué! voulant le faire !... J'ai fait exprès de tuer un enfant... peut-être une femme! Je suis un homicide ! Ah ! Sambreuil, quelle horreur, n'est-ce pas ! » — « Hé... c'est que... je ne saisis pas trop ce qui est arrivé... » Bouvancourt me fixa d'un œil dur et presque méprisant : — « J'avais plus d'estime pour votre savoir et votre pénétration. « Je repris : — « Hem ! certes, je vois bien que Morand a traversé le parquet. Mais pourquoi? puisque vous, quelques jours plus tôt... Ah ! j'y suis : vous l'avez trompé ! L'opération n'était pas celle... » — « Taisez- vous ! Je n'ai trompé personne. Je J'ai subtilisé, comme il était convenu. 116 l'homme au corps subtil Seulement, je l'ai subtilisé dans les deux sens du terme. » Voyez-vous, Sambreuil, moi, mardi, je m'étais bien gardé de me traiter in extenso. Pendant mon irradiation, j'étais chaussé de bottines badigeonnées d'antilux. Alors, mes pieds sont restés ce qu'ils furent depuis ma naissance, c'est-à-dire impuissants à traverser les autres solides comme à se laisser traverser par eux ! . . . Songez donc qu'une fois gorgé de lumière Y, il ne m'était plus permis de m'appuyer contre un arbre : je l'eusse tra- versé ! Si j'avais tenté de mettre mon par- dessus et mon chapeau, tous deux auraient dégringolé à travers mon anatomie exacte- ment comme au travers d'un corps de fumée I Croyez-vous, même, que j'aurais pu les saisir avec mes doigts? Eh non I Mes mains subtili- sées étaient incapables de prendre quoi que ce fût, d'agir sur quoi que ce fut ! Et voilà pourquoi j'avais prié ma bonne de m'ouvrir la porte et d'attendre mon retour, quand je suis sorti. Tourner un bouton, tirer une son- nette: pas moyen I Je n'étais bon qu'à mar- cher ou donner des coups de pied... Enfin, je l'homme au corps subtil 117 n*avfisplus d'action matérialle, que pédestre. Vous comprenez que, dans un état pareil, je ne pouvais décemment sortir que la nuit... Et quand je suis rentré, si vous saviez ! Impos- sible de me coucher, quelque envie que j'en éprouvasse ! Car — c'était effrayant — mon corps eût traversé le lit, le plancher et tout, jusqu'à ce que mes bienheureux pieds l'eussent enfin retenu ! Mais comment alors, dans cette posture, comment me dégager, sans force, sans même de toucher tant soit peu effi- cace!... Ah! l'étrange nuit, passée debout, dans l'oisiveté, transparent aux chocs, diaphane pour le tact, ainsi qu'un vrai fantôme ! Je tombais de fatigue et je n'avais pas le droit de m'asseoir !... D'après mes calculs — défectueux — la subtilité devait se prolonger dix heures. Jugez de mon angoisse pendant les six heures supplémen- taires que sa possession m'infligea ! C'est à ce moment que vous vîntes me voir, Sambreuil. Je ne pouvais pas vous donner la main. Je n'avais pu ni m'habiller ni me débarbouiller convenablement. L'eau me traversait ! Mais il est juste d'ajouter que rien n'avait eu le il8 l'homme au corps subtil pouvoir de me salir depuis que j'étais intan- gible, la poussière ne se déposant plus que sur mes chaussures... Ah! mes chaussures! Ah! mes pieds ! Quels trésors en cette occasion !... C'est que, fichtre, insaisissable ne veut pas dire impondérable ! La pesanteur agissait toujours sur la masse de mon physique et le solhcitait sans merci... » — « Alors, » fis-je épouvanté, « Morand... » Bouvancourt avala son troisième verre de ratafia. — « Morand, lui. . . Oh ! madame, quand j*y pense !... Morand, lui, sur sa demande et par mes soins, a été préparé dans sa totalité. Morand, lui, n'avait plus au bas de sa per- sonne deux membres l)ien grossiers, deux objets de bonne et ferme chair. Il n'avait que des pieds imimatérialisés sous le rapport du contact, — des choses sans appui. Tout son corps est devenu soudain traversable et tra- verseur, à l'exemple d'un corps pétri de rayons X, ou plutôt de lumière Y... Et comme la pesanteur... » — « Alors? alors?... » — « Alors, il perdit pied, tombant vers le l'homme au corps subtil 119 centre de la Terre, plongeant, coulant à pie au sein du gouffre épais... Il a traversé d'abord le plancher, puis la machine à coudre d'une ménagère qui s'évanouit à la vue de ce prodige indistinct, puis, sans même la souffler, la chandelle d'un tonnelier qui lavait des bouteilles dans ma cave... Ensuite il a franchi les couches géologiques... sans pou- voir se raccrocher nulle part, aussi désarmé contre l'ambiance, lui l'homme éthéré tom- bant dans un màlieu solide, qu'un homme banal précipité dans l'atmosphère... » — « Enfin, qu'est-ce qu'il est devenu? )> demanda ma femmxe passionnément. — (( S'il existe un feu intérieur, son compte est bon ! » proféra Eouvancourt. « Sinon, je ne doute pas qu'il ait été asphyxié pendant cette plongée, cette inhum.ation qui tient de l'immersion... Pas d'air à respirer là- dessous ! » — « Dans ce cas, » repris-je, « son cadavre serait juste au centre de la Terre? » — a Je ne crois pas. Je suis même sûr qu'il n'y est pas en ce mom.ent où je parle; ou s'il y est, c'est qu'il y passe seulement. Vous 120 L*HOMME AU CORPS SUBtiL comprenez, il faut compter avec la force acquise. Morand tombait vers le centre de la Terre à peu près en chute libre, avec une vitesse uniformément accélérée; il y est donc parvenu au train d'un malheureux qui s'abîmerait sur le sol d'une hauteur de 6.371 kilomètres. Un élan de cet acabit ne s'amortit qu'au bout d'un certain temps, et le pauvre diable, dépassant le point d'attrac- tion, poursuivit son trajet en ligne droite, au delà du centre, vers les antipodes. Mais alors sa force acquise luttait contre la force de gravité, son élan ne suffisait pas à lui faire atteindre la surface opposée du globe, et, parvenu sans doute à quelques lieues de cette surface, Morand, dont la course s'était ralentie progressivement, s'est mis à retomber vers le centre de la Terre, qu'il a dépassé de nou- veau pour revenir du côté de Pontargis... Cela peut durer fort longtemps 1 Afin de mieux comprendre, figurez-vous quelqu'un jeté dans un puits diamétral, une cheminée transper- çant la planète... Après cent et cent va-et- vient de plus en plus réduits, le cadavre de Morand s'arrêterait enfin au centre de la L'ttOMME At; CORPS SUBTIL l2l Terre, si seize heures et douze minutes suf- saient à la consommation de l'affaire. Mais seize heures et douze minutes ne suffi- raient pas, et tout à coup redevenu tan- gible, brutalement immobilisé dans une de ses chutes effroyables, pris, enlizé, pénétré, envahi, broyé cellule par cellule, amalgame subit de roc, d'argile et de viande, le misé- rable restera éternellement bloqué dans la pâte profonde î... » Ma femme, qui a de l'imagination, ne craignit pas d'en témoigner. — « Attendez donc ! » s'écria-t-elle. « Pour peu qu'il y ait une mer aux antipodes, Morand s'est noyé ! » Bouvancourt esquissa, du coin de la bouche, une moue éplorée : — « Madame, il serait mort avant, mort étouffé. Du reste, nous chicanons à plaisir, attendu que l'existence du feu intérieur est démontrée. L'incinération de Morand ne fait pas l'ombre d'un doute. Car j'ai pu fabriquer un homme-spectre, " mais pas un homme- salamandre. J'ai vaincu la résistance des solides, des liquides et des gaz, mais non leurs 122 l'homme au corps subtil autres défenses, Ron leur enveloppement qui asphyxie. J'ai vaincu Teau qui mouille, non Teau qui noie, et non le feu qui brûle ! — C'est une mort épouvantable ! » — « C'est une exécution ! » rectifiai-je. « Dieu merci! Bouvancourt merci! d'avoir désorganisé la bande à Morand ! » — « Mon invention n'aura servi qu'à cela. Voyez-vous, en dernière analyse, elle ferait plus de mal que de bien. Mauvaise, qu'elle disparaisse ! Je brûlerai ce soir mes calculs et mes notes, et je détruirai la spirale. Rien ne doit subsister... Morand ne parlera plus... Et vous, mes chers amis, je vous demande sur l'honneur de ne pas conter cette histoire avant dix années révolues. » Nous dûmes en passer par là. Je promis à contre-cœur les dix ans de réserve, sans comprendre pourquoi l'invention serait alors impossible à retrouver. S'il arrive que mon lecteur soit un Berthelot, ma lectrice une Curie, peut-être apercevront-ils ce que je n'ai pas discerné. Mais peut-être aussi me tiendront-ils rigueur d'avoir fait un serment qui gruge la science d'une richesse consi- L'HOMME AU COP.PS SUBTIL 123 dérable... Je l'ai prêté parce qu'on ne peut rien refuser, dans certaines crises, à certains suppliants. La surexcitation de ce paisible et sage Bouvaucourt faisait peur, il ne se lassait pas de nous redire les transes qu'il avait subies pendant son dialogue avec le beau scélérat dont la parole était suave, les alternatives de justice et de pitié qui l'animaient, sa torture entre ses devoirs et ses émotions, son dégoût de l'indispensable comédie tragique, et com- ment il appréhendait à chaque minute que ce demi-savant, frotté de physique, ne tombât sur la vérité. - — « Il raisonnait d'une manière si naïve ! » remarquait Bouvancourt. « Et si dange- reuse ! A tort et à travers ! Cinquante fois j'ai pensé tout perdu! Par bonheur, il était fasciné par la cause finale, hypnotisé par le but. Quelle faute î... Passer la main dans un cofîre-iort, à travers la porte, et le vider ! Mais voyons, est-ce qu'il aurait pu saisir l'or et l'argent ! Et s'il avait empoigné ces piles de louis et d'écus, est-ce "qu'ils auraient traversé le paroi du coffre, eux qui n'étaient pas plus subtilisés que cette paroi?... Jamais! Ja- 124 l'homme atj corps subtil mais !... Quant aux pieds, vraiment c'était l'A B C de la déduction... Ah ! Sambreuil ! la honte... la honte d'abuser ce pauvre niais! Et le supplice de mentir à cet enfant que j'allais prendre au piège de ma fausseté!... Ah, non ! je n'étais pas né pour être bour- reau ! )' Je lui dis gravement, une main sur son épaule et les yeux dans les yeux : — « Mon ami, ne croyez- vous pas que c'est votre tour de raisonner faux? Vus avez purgé la terre d'un monstre; vous tenez d'Hercule, de Thésée et de Celui qui précipita Lucifer aux flammes éternelles, comme vous avez fait du nouveau vSatan. Bouvancourt, il me semble que vous devriez ressentir une grande satisfaction divine... » — « Oui, » soupira le physicien, « je suis bourrelé de satisfaction. » Et comme j'insistais sur le caractère fabu- leux de l'événement, il me démontra que c'était une illusion. — « Penser », dit-il, « que nous pouvons plonger dans la terre, c'est aussi naturel que penser : Peut-être existe-t-il des créatures l'homme au corps subtil 125 incapables de traverser Tair et de voyager parmi les gaz. La proposition n'est pas anti- scientifique, loin de là. » Il poursuivit : « On a toujours vu les solides se surnager l'un l'autre, et voilà des siècles que l'humanité flotte à la surface du monde. S'en suit-il que je doive nier la possibilité du contraire? Pas du tout ! — Jusqu'à ce qu'un homme ait enfoncé dans la rivière un bouchon de liège, tous les bouchons de liège pouvaient croire que l'eau leur était aussi imperméable que la terre aux humains. Or, voilà : ce que cet homme a fait au bouchon, moi je l'ai fait à Morand. » Ce nom murmuré, Bouvancourt perdit le fil de sa pensée. Il s'abandonna au cours d'une préoccupation d'où je me gardai bien de le tirer, car peu à peu il prenait le visage de science, de force et de mansuétude que je souhaite voir au Tout-Puissant, si nous devons quelque jour nous trouver face à face. LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE Ji J.-H. Tifisnyï aîné [ \ LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE « At tliis shadow I gazed won- deringly for many minutes. Its character stupefied me with as- ton ishment. I looked upward. The treewas apalm. » (Edgab Atj.a>- Poe. A Taie of the Ragged Mountaine.) Feu Chanteraine, le botaniste, de son vivant directeur du Muséum, a laissé de curieux mémoires. S'ils sont encore inédits, c'est qu'on y voit trop au naturel mainte figure contemporaine dont il sied d'attendre qu'elle appartienne à l'Histoire pour publier qu'elle n'en était pas digne. La coutume le veut ainsi. — Nous détachons du manuscrit ces pages descriptives où, par exception, l'auteur ne traite pas des hommes d'à présent. **: — « Endossez votre caban, » me dit Fleury- 9 130 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE Moor, « voici venir la fraîcheur, et je veux vous conduire à mes champignonnières modèles. » — « Est-ce loin? » — « Non, certes. A deux pas. C'est là-haut. » Le géologue désignait le faîte de la coHine. (f Voyez- vous cette bosse, Chanteraine? elle mérite d'être célèbre. Notre-Dame de Reims en est sortie, du moins pour une fraction. L'échiné se trouve entièrement perforée de galeries souterraines qui sont des carrières abandonnées. J'en utilise deux à l'éclosion de mes cryptogames; elles s'ouvrent de l'autre côté de la hauteur. — Vous pouvez prendre votre fusil, la chasse m'appartient. Venez ! » — « Il est déjà tard... Trois heures passées. » — « Nous serons de retour bien avant la nuit. Allons, en route ! » J'emportai mon calibre 12 et ma gibecière. Pour être franc, l'excursion n'avait rien qui m'ennuyât, — sauf le but mycologique, — moi qui suis un vieil amateur de paysages et l'infatigable spectateur des crépuscules. Date : 26 octobre 1907. Le sentier s'élevait doucement par les LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE loi vignes vendangées et les champs d'asperges poussés en brousse après récolte. Des paysans coupaient ces verdures aériennes et les amas- saient pour les brûler. Cela faisait des lueurs un peu partout et de hautes fumées dans l'air calme. Nous montions, sans nous presser, vers un bois de cuivre et de rouille. Je regar- dais souvent par-dessus mon épaule la gorge et la plaine qui se découvraient. A l'orée du bois, le sentier fit un coude et, longeant la bordure, plaça devant nous l'arrondi de la vallée. Spacieux hémicycle évasé en face de l'étendue, elle offrait l'image accomplie de ce mois de brumaire qui venait de commencer. Malgré le temps hargneux et froid, malgré le ciel terne et la buée qui d'un voile précoce indécisait les fonds marécageux, son manteau de frondaisons jaunies la revêtait d'un enso- leillement. Nul souffle n'agitait les ramures. De temps en temps quelque arbre s'effeuillait dans le bois, avec un petit bruit d'averse, pas gai. On entendait planer l'invincible recueillement précurs^eur de l'hiver. On sen- tait la campagne se stupéfier d'heure en heure et l'automne mûrir. 132 LC BROUILLARD DU 26 OCTOBRE Avant de nous engager dans une tranchée sablonneuse, sous une voûte éclaircie d'aca- cias, nous fîmes halte. C'est alors que je parlai du brouillard pour la première fois, en obser- vant que la gaze palustre embuait à présent toutes les basses terres, comme une moisissure dont la peluche grisâtre s'épaississait à vue d'œil. Une nuée plate faisait le siège de Cormonville ; d'invisibles fileuses tissaient d'un bout à l'autre de la gorge des traînées arachnéennes, stagnantes et toujours plus opaques, tandis que, parla plaine indéfinie, de longues raies vaporeuses stationnaient et se multipliaient sans que l'on vît comment. Nous n'étions pas repartis qu'elles avaient duveté tout l'espace, jusqu'au bord où la nuit se lèverait tantôt. — «Dépêchons-nous », dit Fleury-Moor. «On a si vite fait d'attraper un refroidissement!» Je le suivis dans le chemin creux. Au bout d'un instant, il me parut que les entours devenaient troubles. Je passai ma main sur mes yeux, croyant qu'ils se brouil- laient; la taie persista. C'était la brume. Elle nous enveloppait de sa mousseline. LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 133 — « Ne craignez-vous pas d'être surpris par le brouillard? » demandai-je. Nous allions entre des murs de sable fauve stratifié de terre farineuse. Mon collègue avait pris une poignée de cette terre et me la présentait en l'émiettant. Je n'y pus voir qu'une infinité de parcelles calcaires, de minuscules débris de coquilles telles qu'am- monites et cornets, dont quelques-unes avaient subsisté dans leur tout, grâce à leur taille microscopique. — « Hein ! qu'est-ce que je vous disais, ce matin ! » Ce qu'il m'avait dit le matin, je m'en sou- venais à merveille; et je revis l'instant où la 35 HP qui nous portait avait débuché de la forêt d'Ardenne. Ce fut soudain comme si le jour venait de se lever une seconde fois. La plaine champenoise s'étendait devant nous à perte de vue, blanche, crayeuse, large- ment ondulée de plis harmonieux qui nous semblaient en mouvement, et presque marine à force d'être immense et de paraître ondoyer. Les villages, disséminés de loin en loin, faisaient penser à des îles rocheuses. Les I 134 I,K BROUILLAF.D DU 26 OCTOBRE boqueteaux de sapins, carrant par-ci par-là leurs rectangles tirés au cordeau, simulaient d'étranges madrépores géométriques. Il y avait au lointain certaine route si droite qu'on l'eût prise pour une jetée. — « Nous marchons à 75 kilomètres », déclara Fleury- ]\Ioor. J'aurais souhaité qu'il dît : « Nous filons 40 nœuds », tant j'éprouvais cette belle nostalgie de la mer, qui est dans le cœur des hommes, et tant ce territoire me donnait à la fois de regrets balnéaires et d'illusions navales. — « Parbleu ! » s'écria Fleury-Moor à l'aveu que je lui en fis, « la Champagne ressemble à l'océan comme une fille à son père. La confi- guration du pays révèle son origine neptu- nienne, et que la mer préhistorique l'a jadis modelé à son image, à grands coups de vagues et de remous. Et tenez, voici tout là-bas les collines qui ont émergé les premières, à l'époque éogène, quand les flots se retiraient de siècle en siècle. (C'est là que viennent finir les coteaux de la Vesle et de l'Aisne, et c'est aussi là que nous allons.) Eh bien, n'y voyez pas autre chose que des monticules de sédiments et d'alluvions, des bancs de sable LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 135 et de calcaire, autrefois sous-marins, et qui regorgent de coquillages. » Voilà ce dont je me souvenais. — « Cela est fort bien, mon cher )>, répli- quai-je. « iMais le brouillard ! Est-ce que vous ne craignez pas de vous perdre, s'il aug- mente? — « Pas de danger ! Ces coins-là, voyez- vous, je les connais par cœur. J'irais à mes couches les yeux fermés ! D'ailleurs, chez nous, les brouillards ne sont jamais denses... Mais si vous voulez, en pressant le pas, nous aurons vite fait de dépasser celui-ci... » Bientôt, en effet, dégagé du couloir, le chemin brusqua sa pente, et l'atmosphère se libéra de toute confusion. J'en profitai pour jeter un coup d'œil d'ensemble, et je constatai — non sans étonnement, après l'assurance de Fleury-Moôr — qu'on ne voyait plus du tout Cormonville. Le vallon s'emplissait à mi- hauteur de volutes nébuleuses; elles meu- blaient jusqu'aux extrêmes lointains et sub- mergeaient l'immensité. — « Hé ! vous soutenez que ce brouillard-là n'est pas dense? » 136 LE BROl'ILLARD DU 26 OCTOBRE — « Non, il ne l'est pas. Si nous étions dedans, vous seriez de mon avis. Mais nous l'apercevons de haut, sous une forte épais- seur... ) Un lapin déboula. Je le tuai. La détonation claqua sans se répercuter. Nous arrivions au sommet : une savane jonchée d'éclats de pierre et parsemée de genévriers. Cet endroit me parut si désolé que j'éprouvai quelque honte à le parcourir sans être en deuil ou désespéré. La solitude, le silence et l'immobilité s'aggravaient l'un l'autre. Les contours s'estompaient déjà par l'effet du brouillard naissant. Le site, impré- cisé de mystère et de mélancolie, ressemblait au souvenir d'un paysage. Il me plut de croire que nous hantions un pastel en train de s'effacer. Fleury allait toujours. Nos brodequins foulaient une herbe coupante. Nous traver- sions le dos d'âne, — « Diable ! c'est cocasse tout de même î » s'écria mon guide. De là, on aurait dit que la Champagne n'était plus qu'un formidable steppe couvert LE BROUILLARD DU 2kj OGTOTÎRE 137 de neige. Une surface sibérienne, miroitant sous un soleil laborieux, nivelait tout. Et ce qu'il y avait d'assez poignant, c'était l'aban- don qui semblait résulter pour nous du phé- nomène. J'avais l'impression qu'un déluge universel et floconneux nous avait seuls épargnés sur cette colline; et le charme se serait prolongé, sans quelques voix de bûche- rons et des sifflets d'oiseaux qui résonnèrent fantastiquement sous la couche impénétrable. Fleury m'enseigna que, d'habitude, les vallons formaient de-ci de-là deux demi-lunes délicieusement bocagères. Toutefois, des marais fort boueux en détrempaient la cuve, derniers vestiges de l'ère paludéenne qui avait suivi la période lacustre, laquelle s'était substituée à l'époque marine. Et désignant, à notre niveau, la concavité du feston qui venait d'apparaître : — « C'est là-bas », dit-il, « que sont mes champignonnières. » Il prit une voie dont le tracé accompagnait en contre-bas le tournant de la crête. Une sapinière continuait à notre gauche, sur un talus qui s'érigeait verticalement. A droite, 138 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE embroussaillé de ronces, d'églantiers^ de clé- matites aux Heurs desséchées comme un peuple d'araignées mortes, le versant dégrin- golait, perdu dans le brouillard. Le soleil décliné, qui venait de luire un instant, n'était plus qu'un disque pâle, grimé de vapeurs, si lunaire que Pierrot s'y fût trompé. Les plans éloignés s'évanouissaient petit à petit. Des écharpes, semblables à de monstrueux fils de la Vierge, enroulaient leurs méandres autour des buissons. Et le. gros du brouillard s'enflait furtivement à l'assaut de la rampe. C'est à peine si j'eus le temps de remarquer cinq ou six orifices de carrières qui, de dis- tance en distance, trouaient d'obscurités la tranche à pic du Uilus : soudain le soleil s'éteignit, comme un ballon japonais à court de chandelle. Une nuit blafarde nous envi- ronnait. Des bouquets de noisetiers vinrent à nous, masses diffuses apparues et redis- parues. Ces ténèbres livides étaient glaciales, et, le frimas s'alourdissant, la lumière dimi- nuait encore. A l'inverse de ce que je lui conseillai, mon LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 139 ckampignonniste s'obstina vers ses champi- gnonnières. Il avançait posément. Je l'entre- voyais de moins en moins, tel qu'une ombre à peine indiquée, telle son ombre qui se serait levée et qui se serait mise à déambuler toute seule. Pour se diriger, il se fiait à la piste du sentier. Nous ne distinguions plus que cette trace, ou, pour mieux dire, plus que le rond de terrain dont nous étions le centre. Je marchais dans le brouillard comme une créa- ture auréolée marcherait dans la nuit, sans rien voir qu'à la faveur de son nimbe. Mais, par Dieu, qu'on était mal ! Une odeur pous- siéreuse et mouillée s'insinuait jusqu'au tré- fonds de ma poitrine; mes dents claquaient; j'avais les cils et la barbe trempés; d'innom- brables gouttelettes perlaient sur mes vête- ments. Il me semblait devenir un homme- éponge imbibé de neige fondue, un sorbet humain. Et j'avais beau me dire que tout cela n'était en somme que les prestiges accoutumés du brouillard, un sentiment désagréable me rappela que j'avais été, moi aussi, l'enfant qui pleure dans le noir. Dès lors, je me demandai si vraiment il ne 140 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE se passait pas des faits interlopes, que ma subconscience aurait éventés. Mais je ne sus rien démêler qui méritât l'honneur d'une crainte, si ce n'est l'intensité d'une ambiance malsaine, boréale et traîtresse, où le pire eût été de se perdre et de s'enrhumer tout ensemble. Néanmoins, la brume se condensait infati- gablement. C'était une maladie de l'espace. Elle avait matelassé le vide. Elle assourdissait le bruit de nos pas. Elle était si lourde qu'on y suffoquait, et si chargée d'eau qu'à ma place un poisson n'eût peut-être pas étouffé davan- tage. Positivement, l'air devenait aquatique. J'essayai de traduire mon inquiétude en facétie : — « Nous faudra-t-il nager, mon cher, ainsi qu'aux temps immémoriaux où l'océan pesait sur ces collines? » J'avais parlé comme à travers un bâillon. Fleury-Moor n'entendit pas, ou feignit de n'avoir pas entendu. Mais le fantôme taci- turne qui me précédait ralentit sa marche ouatée. Jusqu'ici, j'avais pu surv^eiller le sol battu, couleur de cendre, où se posaient mes LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 141 chaussures luisantes de rosée; je ne le voyais plus. Fleury-Moor s'arrêta. Je regardai mes pieds; ils avaient disparu. Dans le brouillard environnant, un second brouillard montait avec rapidité. Nous l'avions aux genoux. Il était d'une température de glaçon, qui mor- dait la chair de nos mollets. Fleury-Moor se pencha vers moi : — « J'aime mieux attendre que ce soit passé », fit-il du ton le plus naturel. « On s'égarerait, ma foi ! Cela ne peut pas durer. Très intéressant, vous savez. Rarissime ! y> Ses paroles tranquilles me parvenaient comme au long d'un mauvais porte-voix. Elles fumaient en bouffées de pipe, dont le brouillard s'emparait aussitôt. — a Je me demande ce qui va nous arriver ï>, dis-je avec effort. « Les jambes me font dian- trement souffrir... Et cela grimpe... » — « Que voulez-vous qu'il nous arrive? » persifla le spectre fuligineux. Je saisis le bras de Fleury-Moor qui se laissa faire sans résistance, et nous assis- tâmes à notre ensevelissement. Nous devînmes à nos propres yeux des ombres-bustes, puis 142 LE BIIOUILLARD DU 26 OCTOHRK des ombres-têtes, puis plus rien. Et pendant que nous regardions nos corps s'enlizer dans l'invisible, eux, nos corps, subissaient l'abo- minable épreuve de plonger peu à peu dans un fluide oppressif et glacé, plus afïreux que la mort. Je ne voyais même plus mes doigts contre mes cils. Aveugle par l'opération d'un météore, je puis dire que j'étais en quelque sorte hérissé de tous mes nerfs. Ah ! pour le coup, certitude ! Certitude qu'on pouvait frémir à bon escient ! Tout à l'heure mes intuitions ne m'avaient pas trompé. Une nouveauté s'accomplissait. Le savoir du pro- fesseur et l'instinct de la bête s'accordaient là-dessus en moi-même; tous deux mainte- nant espéraient une merv^eille et craignaient un cataclysme. Le géologue emboucha mon oreille. Il criait paisiblement, à la manière des personnes qui conversent de part et d'autre d'un obsta- cle : — « Ce qui me surprend, voyez-vous, c'est qu'un brouillard hygrométrique à ce point ne se résolve pas en averse, — que dis-je ! en flocons! en grêlons!... Et ce qui m'étonne LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 143 encore, c'est qu'avec ce froid de canard, l'eau qui nous humecte ne se congèle pas!... » Alors je suçai ma moustache dégouttante, et je constatai que l'eau du brouillard, si froide, était salée. — « Ah ! Fleury, quelle horreur 1 On dirait des larmes de cadavre ! » — « Ouais !... Tiens, vous avez raison. C'est comme de l'eau de mer. » Et il ajouta : — « Voilà pourquoi ce brouillard ne saurait « prendre ». — « Enfin, dites, avez-vous jamais entendu parler d'une aventure semblable? Nous ne sommes pourtant pas les premiers venus, vous et moi... Ne vous écartez pas, sur- tout 1 » — « Non. Je ne bouge pas... Nous ferons un rapport... Définition : une obscurité absolue mais blanchâtre, d'un blanc terne... Ah ! tenez, il me semble que cela s'éclaire... » — « Oui, cela commence à s'éclairer... » Notre entourage " devenait lumineux. La bourre impalpable qui nous calfeutrait s'allé- gea d'un soupçon d'aurore. Une faible lueur 144 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE s*y répandait en vacillant; mais la transpa- rence ne revenait pas volontiers. Je réaperçus d'abord Tombre chinoise de Fleury-Moor qui se matérialisait progressive- ment tout entière, au lieu de reparaître morceau par morceau comme elle avait dis- paru. Mon excellent collègue s'étonnait ainsi : — « Oh ! diable ! Où donc... Qu'est-ce que,.. Voyons, voyons, je suis cependant certain de m'être arrêté sur le sentier... » — V Eh bien? )> demandai-je. — « Eh bien, qu'est-ce que c'est que ce sable rouge, à mes pieds? « — « Nous aurons dévié... » — « Où, dévié? Où?... Du sable rouge, ici ! Depuis quand? » — « C'est peut-être un résultat du brouil- lard salé... une combinaison de sa chimie avec celle de la terre... Mais voyez donc comme l'aspect du sol est encore incertain, flottant... )) Fleury se courba, scrutant le sable rouge. — «Voilà le vent qui s'élève », remar- qua i-je. Il se redressa, d'urgence : LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 145 — « Qu'est-ce que vous dites? » — « Je dis : voilà le vent qui s'élève. Ne l'entendez-vous pas dans les sapins? « — — « ... Un bruissement de fleuve... ou de torrent... Un vaste fleuve... )> — (( Attention ! voilà du nouveau, Chante- raine I » Le jour tremblotant n'avait cessé de croître, et des formes s'esquissaient aux alentours, dont l'une, moins écartée, dessinait une colonne mouvante qui allait se dégradant 148 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE par le haut. Derrière elle, d'autres fûts réali- saient leur sveltesse. Cependant, je ne pré- tends pas que le brouillard se désagrégeât le moins du monde. Non, en vérité. Que l'on me comprenne. Les choses ne surgissaient pas autour de nous comme lentement débarras- sées de la nue ; mais elles semblaient se crayon- ner en grisaille, puis se sculpter à même la substance volage. Elles semblaient constituées par le brouillard. Bien mieux : il n'était pas jusqu'au frisselis fluvial qui ne semblât une qualité sonore de la brume; et la tiédeur qui venait nous parut s'en dégager, avec une odeur de résine. — « Ah 1 Chanteraine ! L'arbre ! Là ! » — « Miséricorde ! » Le chapiteau de la colonne sortait de l'inconnu. C'était un bouquet de feuilles. Un palmier s'élançait à nos regards! Nous le discernions dans le faux jour et le miroite- ment qui le déformait sans trêve et le faisait onduler comme un reptile. Plus loin, toute une palmeraie s'affirmait, moirée des mêmes ondes. Ainsi dansent les reflets d'une berge. Tout T.E BROUILLARD DU 26 OCTOBRF: 119 ce que nous apercevions serpentait dans un chatoiement. De plus, la vision passait conti- nuellement par des alternatives d'ombre et d'éclat. Et je ne tardai pas à découvrir que la vue n'était pas le seul de nos sens impres- sionné de la sorte. Le parfum balsamique se renforçait efïluve à eiïluve; le bruissement de l'eau comportait une progression de forte suivis de piano; et la chaleur redoublait par bouffées, suivant un rythme fantasque dont on peut dire qu'il était général, car toutes ces défaillances et ces poussées coïncidaient parfaitement, qu'elles fussent olfactives, audi- tives ou visuelles. Cependant elles s'atténuaient à mesure que le décor gagnait en lucidité. Il se précisait dans le brouillard comme une projection sur l'écran lorsqu'on « met au point » et que l'éclairage papillote. Les photographes saisi- ront sans peine la meilleure comparaison, celle d'une image qui « vient » sur la plaque sensible, dans le bain révélateur qu'on agite. De seconde en seconde le lieu fantasmagorique devenait plus fixe, plus positif, plus profond. Le cercle — ou plutôt le cylindre — apparent 150 l.E BROUILLARD DU 26 OCTOBRE mesurait peut-être vingt pas de rayon, quand Fleury-^Ioor conclut : — « C'est un mirage, comme au désert. Seulement, c'est un mirage particulier, qui nous enveloppe et nous donne non pas l'illu- sion d'apercevoir au loin quelque irréalité de lac et d'oasis, mais l'illusion d'être quelque part, en Afrique, ou ailleurs. » — « Oui, » ajoutai-je, « ce qu'il a de parti- culier, c'est en efïet qu'il nous enveloppe. Mais c'est encore qu'il se produit à une dis- tance considérable de l'endroit miré. Et c'est, par-dessus tout, qu'il afîecte l'ouïe et l'odorat aussi bien que la vue ! » — « Optime. C'est un mirage qui nous fait voir, entendre et respirer ce qui est très loin de nous. Il y a sympathie optique, acoustique et osmologique dans l'espace — tout au moins dans un sens — entre le lieu où nous sommes réellement et le lieu qui se projette sur le brouillard autour de nous. Je savais bien que le sable rouge... Voyons : l'Egypte, n'est-ce pas?... Non?... « — (( Non... », répétai-je, étonné jusqu'à rémotion. « Plus au sud... Je crois... je crois I,E BHOUII.LARD DU 26 OCTOBRE 151 que ce sont là des plantes équatoriales... Mais... Voilà des nopals... un baobab... Et pourtant... » — « Quoi? » — « Mon Dieu! Fieury, ce... cet éventail de palmes, en roue de paon, là, qui trans- paraît dans la brume... Vous le reconnais- sez ? )) — « Ho ! ce n'est pas possible ! Un dichot... le dichotome du Cap... ou de Madagascar... » — Fleury-Moor avait prononcé « miocène « d'un accent indéfinissable. Je le considérai; je sus qu'il éprouvait une fierté sans bornes à pouvoir déterminer ainsi, d'un clin d'œil, par delà des myriades de siècles, un point dans l'éternité. Pour moi, le dinothérium me stupéfiait. Manière de baleine terrestre, il n'était pas « à l'échelle » de son entourage. Il semblait dépaysé, bâti pour une création beaucoup plus spacieuse, ou bien pour l'océan colossal. On devinait qu'il n'était plus chez lui sur terre, et qu'il n'avait plus qu'à s'en aller. Nous eûmes la bonne fortune de pouvoir l'examiner à loisir. Il leva son moignon de trompe vers la retraite des mammouths, hésita, fit demi-tour, et, comme une dévasta- tion, se porta sur l'extrémité du promontoire qui bornait le septentrion. Là, il s'étendit laborieusement et commença de fouir le sol. Gela durait depuis quelques secondes, lorsque nous avisâmes au-dessus de la mer une volée de grands oiseaux — ou du moins de grandes bêtes volantes — qui se rappro- 164 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE chaient de la côte en folâtrant à la surface de Tonde et même en s'y posant parfois, l'aile haute, pour cueillir des poissons à la mode des pétrels. Nous les comptâmes; ils étaient douze, et volaient avec une élégance remarquable. Soudain, poussant tous ensemble le cri surnaturel qui avait le don de nous épouvanter si complètement, ils fondirent comme des javelots empennés sur le dinothé- rium. Celui-ci se redressa. Les grands oiseaux le cernaient d'un tourbillon discordant. Ils le harcelaient. La horde criarde virevoltait au- dessus de lui, obsédante et injurieuse. Puis, l'un après l'autre, ses assaillants se couchèrent sur son dos montagneux où leur groupe forma comme une hydre grouillante. L'animal s'ébranla. Palais quadrupède, Notre-Dame de Fourvières sens dessus dessous, il tourna tête à queue et s'enfuit dans une tempête assour- dissante. Il meuglait. Sa protestation ressem- blait aux véhémences d'un paquebot, et ses tourmenteurs, qui avaient repris l'air, cou- vraient de huées sa déroute. Nous les suivîmes longtemps du regard. Fleury-Moor abritait LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 165 ses yeux contre l'éblouissement du soleil. Il dit : — « Je donnerais cinq ans de ma vie pour une lorgnette de théâtre ! Impossible de voir!... Ah! si j'avais su! Tout ce que j'aurais emporté, Ghanteraine ! Et je n'ai que ma montre, en tout et pour tout!... Qu'est-ce que c'est que ces êtres volants? Ah! le savoir!.,. Quelles sales bêtes! Ce qu'ils chantent mal!... » — « Fichtre oui I Mais j'ignore... Ptérodac- tyles?... )> — « Non... Et cependant... Oh ! non, non : le lézard ailé n'existait plus à cette époque; j'en mettrais ma tête à couper... — Ah ! les sales bêtes ! » reprit-il en essuyant sa face reluisante. « Ah ! le vilain cri ! Je ne me rappelle pas de sensation plus odieuse... depuis certaine date de mon enfance... » — « Laquelle donc?... » — (( Oh, rien. Je veux parler du premier singe que j'ai vu. Cette parodie... Eh bien, d'entendre crier cet oiseau... » — « Vous avez raison », lui dis-je, frappé de la justesse du rapprochement. « ... Mais il 166 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE vaudrait mieux baisser la voix. Nous ne savons pas ce qui se cache là-dedans... » L'ombre azurée du couvert gardait sa mystérieuse hostilité. Le feuillage, animé d'oiselets indiscernables, tressaillait. Des essaims de mouches convulsives séjournaient au milieu du clair-obscur. La jungle s'éveil- lait à chaque instant, sensible à des passages dérobés. Des sillages courbaient les tiges et tout à coup s'arrêtaient avec une brusquerie terrible, me laissant à penser qu'un monstre invisible nous avait vus. — « Il faut )), repris-je, « contourner cette roche et l'interposer entre nous et la terre. L'océan me paraît plus inoffensif... » — « Si vous y tenez ! » fit Fleury-Moor pendant que la manœuvre s'exécutait. « Mais », ajouta-t-il, i< je m'attends à ce que le mirage s'évanouisse d'un moment à l'autre. Observez, n'est-ce pas. » — « Jusque-là, » remarquai-je, « nous serons plutôt mal installés ! » La mer, en effet, venait lécher la base du monolithe. — « Restons quand même > , accepta Fleury- LE BROUILLARD DU 2G OCTOBRE 167 Moor, un pied dans l'eau et l'autre levé. « L'essentiel est de ne pas faire trop de mou- vements, qui décèleraient notre existence. D'ailleurs, il est dangereux en soi de se dépla- cer quand on est dans un mirage, c'est-à-dire dans une fausse contrée qui masque les embûches de la contrée véritable. Ne l'oubliez pas, Chanteraine, et quoi qu'il arrive, gardez- vous de prendre la fuite. L'endroit que nous voyons n'est que superposé à l'endroit où nous sommes. Vous pourriez rencontrer, dans le vide apparent de cette clairière antédilu- vienne, quelque solide tronc d'arbre bien présent... C'est, je crois, le seul péril qui nous menace. Car... Mais oui! » s'écria-t-il en se frappant le front. « Si total que soit le mirage, ce n'est jamais qu'un leurre ! Échos, reflets, chimères ! Le toucher lui-même, illusion î Par conséquent, mon cher, — Dieu, que nous étions naïfs ! — par conséquent, l'image d'éléphants trépassés depuis quelque cent millénaires ne saurait nous causer le moindre tort ! Elle est cantonnée dans son époque autant que nous le sommes dans la nôtre ! » Sa confiance me gagnait : 168 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE — « Et puis, mon cher, dites, celle-là est bien bonne : les êtres d'autrefois, que nous voyons, ne peuvent pas nous voir, parce que le mirage n'est pas réciproque, je suppose ! Les mirages africains ne sont jamais réci- proques ! » — « Parbleu ! )> renchérit le géologue. « On peut très bien avoir une sensation directe du passé (chaque nuit, le firmament, avec ses astres plus ou moins éloignés, nous montre autant de passés qu'il renferme d'étoiles). Mais on ne saurait avoir une sen- sation de l'avenir... Donc, si tout à l'heure nous nous étions levés en criant, le dinothé- rium n'aurait rien aperçu, ni rien entendu ! » — « C'est juste ! C'est juste ! » afTirmai-je avec un rire de soulagement. Sur ce, nous quittâmes l'écran de la roche, ayant recouvré toute notre désinvolture... L'empreinte de nos souliers stigmatisait le sable humide... Nos souliers américains... Le sable préhistorique . . . Fleury-Moor avait croisé les bras sur sa poitrine. Il demeura quelque temps à regarder les flots, et dit enfin : Le brouillard du 26 octobre 169 — « Vous ne savez pas quelle émotion j'éprouve en face de cela, qui est la mer adolescente, — cela, qui est la mer des pre- miers temps du monde, si proche encore de rage primordial où la Terre n'était qu'une mer!... Toute vie sort de là. Rien de ce qui respire et palpite ne vient d'ailleurs que de l'océan maternel qui semble lui-même res- pirer et palpiter comme une multitude de poitrines fluides... Voici la mer originelle, et la voici tout près de l'origine. Voici l'admi- rable matrice de tous les êtres, celle que le Français, plus filial, appelle du même nom que sa maman. Voici la mer mère des hommes, qui a déjà le goût des pleurs, le goût du sang et la voix des sanglots. » Nous aurons eu ce bonheur ineffable de l'entrevoir dans sa jeunesse ! A l'heure qui renaît pour nous, elle vient de terminer son Grand Œuvre. Elle a lâché sur les continents, bien étroits encore, toutes les créatures qui devaient sortir de sa fécondité. L'ère des sauriens est même révolue depuis longtemps. Ils se sont métamorphosés. L'oiseau et le mammifère ont surgi du reptile. Les dragons 17Ô LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE colosses ne reviendront jamais plus. Et main- tenant quelqu'un va bientôt venir. Et main- tenant, au fond d'une race simienne, l'huma- nité germe obscurément; et Virgile est en marche dans le cerveau d'un chimpanzé... » Il y eut un moment de rêverie, plein du fracas de la marée. Je hasardai : — « Pour tant faire que de voyager dans la préhistoire, j'aurais mieux aimé remonter plus haut, jusqu'à l'ère secondaire, qui pré- céda celle-ci. Un beau spectacle, Fleury-Moor, les dinosauriens ! Le plus bizarre peut-être de toute l'étendue et de toute la durée terrestres ! » — « Bah ! » repartit Fleury-Moor. « Tous vos diplodocus, mégathériums et autres igua- nodons... C'était une population pélagique. Ils vivaient dans l'eau, vous savez, presque toujours, et non comme le livre et le musée nous les représentent... Ne vous plaignez pas : le dinothérium que vous avez vu n'est-il pas un survivant attardé de la faune géante? » — « Ce n'est pas un saurien », fis-je avec regret. LE PROUILLARD DU 26 OCTOBRE 171 — « Et moi )\ dit-il sans négliger de pro- mener ses regards de la mer à la palmeraie et de la plage à la pinède, « et moi, si j'avais pu choisir, j'aurais voulu remonter moins haut le cours des siècles, et m'arrêter à cette saison de la géologie où l'homme perçait enfm sous la brute. Ah ! contempler les pre- miers hommes ! les Adams et les Eves de l'indiscutable Genèse évolutionniste ! » — « Permettez ! » contredis-je. « En vertu même du transformisme — et comme vous l'avanciez à la minute — l'ancêtre de l'homme exista de tout temps. A cette époque néo- zoïque, nos aïeux, je vous l'accorde, n'étaient pas encore des hommes tels que ceux de la pierre taillée; mais certes, ils devaient déjà constituer des personnages bien spé- ciaux î » Fleury-Moor hocha la tête. — « Je pense, » dit-il, « que c'étaient des orangs comme les autres; imperceptiblement plus sournois, plus bavards et moins quadru- manes. Ils vivaient en troupeaux, ayant flairé que l'union fait la force... Mais ils vivaient très loin, très loin d'ici... » 1*72 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE — « En Océanie, n'est-ce pas? Je connais J 'intransigeance de vos théories... » — « Oui, monsieur, en Océanie, qui est selon moi — et selon beaucoup d'autres, monsieur — le berceau de l'humanité, puisque nulle part ailleurs on n'a découvert de fossiles anthropomorphes dans le pliocène. » — « Le hasard... » aventurai-je. Mais il poursuivit : — « A Java, au contraire, et dans le pliocène, dans le terrain correspondant aux périodes immédiatement postérieures à celle-ci, vous vous rappelez, Chanteraine : le pithécanthrope d'Eugène Dubois ! » — « Hum ! Était-ce bien un homme-outang, Fleury-Moor? On reconstitue ce qu'on veut sur des données aussi insuffisantes qu'une couple de molaires, une calotte crânienne et un fémur !... » — « Je m'étonne de vous entendre parler ainsi. Mantell, Guvier, l'iguanodon... » — « ... Et quel fémur! » continuai-je. « Quelle cuisse baroque ! nouée de protubé- rances osseuses qu'on n'a jamais expliquées, sinon par l'hypothèse trop ingénieuse de rhu- LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 173 matismes !... Ha! ha! des rhumatismes, Fleury-Moor ! L'homm^-singe rhumatisant ! ha ! ha ! Passe encore pour l'homme primitif des cavernes glaciaires; mais l'homme-singe du pliocène tropical ! ha ! ha ! laissez-moi rire ! « — « Il n'y a rien là de risible », gronda le géologue, « et les ossements de Java sont des ossements de pithécanthrope. Au reste, pour- quoi les hypertrophies de l'os fémur ne seraient-elles pas des lésions mécaniques, suites d'un accident? des fractures ressou- dées? On l'a dit; vous le savez aussi bien que moi... Et puis, assez, voulez-vous? C'est agaçant. » Il regardait la terre, et moi la mer. — « Voici les oiseaux revenus », annonçai-je. « Ils pèchent là-bas. On dirait que leur plu- mage est blanc, ou bien c'est un effet de la distance et du soleil... Ce sont des goélands formidables. » — « J'aurais tant aimé savoir ce qu'ils sont ! » rabâcha Fleury-Moor. « Mais il faut y renoncer. Ne perdons pas un temps précieux et tâchons au moins de reconnaître ce que 174 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE nous avons sous la main. Il y a là des po' -es monstres qui m'intriguent. Essayons d'aller jusqu'au bois. » Il fit alors quelques pas, le pied tâtonnant et le bras sondeur, comme s'il eût été privé de l'usage de la vue, et cela parce qu'il crai- gnait les obstacles cachés de l'invisible paysage contemporain. — « Hep ! » fit-il. Arrêté dans un haut-le-corps et retourné vers moi d'un air d'hésitation et d'émerveil- lement, il chuchota derrière l'abat-voix de sa main : — « La caverne ! Voyez-vous ! . . . » Muet, je l'avertis d'un signe qu'il fallait revenir; et j'éprouvai soudainement un déses- poir nonpareil, à songer que peut-être nous étions seuls à jamais sur une Terre où les hommes n'existaient pas. Des phosphores- cences venaient de s'allumer dans les ténèbres de la caverne. C'étaient de petites braises deux à deux, rouge-vert et vert-rouge, incontestables, incontestablement reconnais- sablés, — des yeux. — « J'y vais ! » décida Fleury-Moor. LE BROUILLARD DU 2G OCTOBRE 175 — « Non ! )) Et je me précipitai sur lui. — « Admettez que le mirage se dissipe, » raisonna-t-il, « est-ce que vous ne vous repen- tirez pas éternellement d'avoir gâché l'occa- sion? Profitons-en, mon cher ! profitons de ce mirage praticable ! » — « Vous ne voyez donc pas que ces yeux nous regardent ! » — « Hein ! Vous déraillez ! Ils regarderaient dans l'avenir?.., » Mais je le tenais ferme, car j'étais alors gouverné par un maître intérieur plus auto- ritaire que le bon sens. Il dut céder à ma force et finit par se cantenter d'un examen à dis- tance. Les yeux fulguraient, couples d'étoiles sombres, et clignotaient parfois sous des paupières effroyablement inconnues. Ma fan- taisie forgeait derrière eux une famille d'ours épouvantables, gros comme des rhinocé- ros... — « Vous ne remarquez rien? » dis-je ex abrupto. — (( Plaît-il? » 176 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE — « Vous ne remarquez pas?... Le rayon de soleil?... » — « Quel rayon? » — « Celui qui pénètre dans la caverne, ce pan de lumière oblique... » — « Après? » — « Eh bien ! les deux yeux qui paraissent le plus près de l'orifice... ne se trouvent-ils pas au-dessus de la clarté? » — <( Oui, c'est vrai. » — « Donc, si c'étaient les yeux d'un animal posé sur le sol, nous verrions cet animal dans le rayon de soleil... » — « Bravo ! De toute évidence, ces yeux appartiennent à quelque bête qui s'accroche à la voûte, à moins qu'elle ne stationne à même l'atmosphère. » Aux profondeurs de l'antre, qu'elles creu- saient indéfiniment, les paires de prunelles flamboyantes se multipliaient. Nous étions fort à découvert et je n'avais garde d'interrompre la surveillance du voi- sinage, en dépit de l'absurdité d'une telle occupation. La palmeraie, coupée en deux par la clairière de sable rouge, enfonçait LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 177 l'ombre de ses dessous à droite et à gauche de la caverne. Je ne pus retenir un hoquet de stupeur : cette ombre aussi était ponctuée de regards aux luisances mordorées ! Il y en avait deux au bas de chaque poire panta- gruélique. Il y en avait des centaines. Et la forêt Argus nous épiait de tous ses yeux fascinateurs. L'idée que les poiriers n'étaient pas végé- taux me traversa l'esprit comme une araignée velue. Mais Fleury-Moor parla selon la sagesse : — « Vos poires », dit-il, « sont tout bonne- ment des chauves-souris. Ce sont des vampires géants qui, la tête en bas, dans leur posture consacrée, se tiennent agrippés aux branches de ces candélabres et au plafond de la caverne. Mais ils doivent être diurnes, parce que, voyez-vous, je gage que vos soi-disant goé- lands ne sont aussi que des vampires. Ceux qui nous environnent font la sieste, proba- blement. » — « Vous voulez dire qu'ils s'éveillent ! » J'aurais préféré n'avoir pas à rectifier. La chauve-souris commune me dégoûtant jusqu'à 12 178 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE la nausée, je laisse à penser l'impression que me causa cette cité de vampires, doués, par leur gigantisme, d'une monstruosité supplé- mentaire. Je regardais la caverne, la palmeraie et les chauves-souris suspendues, piri f ormes. Fleury- Moor regardait la mer et les chauves-souris volant au loin... Une minute ainsi, sans que rien ne bougeât. Incroyable et contradictoire lubie : cette passivité qui éternisait l'angoisse de l'expec- tative me poussait à l'action, moi. le plus timide ! Impulsif, je ramassai deux ou trois galets. — « Faut-il? » proposai-je en visant la bouche ténébreuse. Fleur\^-Moor approuva d'un geste évasif. Mon premier galet manqua le but et, frappant la muraille, retomba sur un monceau d'arêtes de poissons, près de l'ouverture. Le deuxième galet fila tout droit vers le fond du repaire. Aussitôt, un concert effroyable, qui nous fit dresser les cheveux sur la tête, s'éleva des entrailles du talus, et la caverne s'emplit de LE BROUILLARD DU 2G OCTOBRE 179 hurlements démoniaques, ainsi qu'un boyau menant aux Enfers. Sa nuit fut constellée de charbons ardents. Et nous vîmes enfin quelque chose remuer au cœur de l'obscurité, blanchir pas à pas et s'avancer vers la lumière sous les yeux incandescents. (( Un homme ! » pensai-je. — « Un singe », murmura Fleury-Moor. C'était l'un et l'autre, et ce n'était ni l'un ni l'autre : un bipède dressé, d'une maigreur affreuse, avec un pauvre petit crâne tout rond, le nez camus, la mâchoire proéminente, des oreilles en feuille de choux et du poil sur toute la figure. A n'en pas douter, le pithé- canthrope, l'ancêtre de l'homme était devant nous ! Le pithécanthrope tel qu'Eugène Dubois l'avait restitué d'après les ossements de Java ! Le pithecanthropus erectus du plio- cène, ici, dans le miocène, en Europe, en Champagne ! vivant ! et qui, par une étran- geté abominable, était l'allié du peuple des vampires! et c}ui partageait leur habitat!... « Bah ! » me dis-je pour me satisfaire, « il les utilise comme esclaves, ou chiens de chasse, ou chiens de pêch.e, plutôt ! » 180 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE L'homme-singe s'arrêta sur le seuil du terrier cyclopéen. Il ouvrit ses yeux rapprochés, qu'il avait tenus mi-clos... Au grand soleil, ce qu'il avait de plus éba- hissant vous apparut. Et je le donne en mille!... Écoutez: ce sauvage entre les sauvages, qu'on s'attendait à voir tout nu, était drapé dans une ample pèlerine de cuir souple, m.arron, lustré, dont les plis retom- baient le long du corps, en symétrie, jusqu'aux talons ! — « Un manteau ! » s'effarait le géologue. « Civilisé, déjà ! Un orang qui sait s'ha- biller!... Au diable ce vêtement! il nous empêche de contrôler l'anatomie externe du monsieur... » Le pithécanthrope fronça les sourcils d'une manière simiesque, puis tourna la tête à la façon d'un homme. Le tumulte prit fm dans la grotte. — « Il nous regarde, vous dis-je ! » — « On le dirait tout de même ! » concéda Fleury-Moor. « Mais, s'il nous regarde, il peut donc nous entendre? Allons ! c'est impossible. » LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 181 Il eut un sourire indéfinissable, et cria vers la bête humaine : — « Ohé ! grand-papa ! » Et il se mit à rire, certainement pour me dérider. Je n'en avais pas envie; je n'en eus pas licence. Notre aïeul étendit un bras démesuré sou- levant la toge de cuir. Sa bouche, ouverte, devenait une gueule armée de crocs. Une voix glapissante, un aboiement compliqué s'en échappait avec des coups de gosier qui fai- saient sauter la gorge famélique, pareille- ment à celle des ch?nteurs italiens : — « Hattouix, touix, touix I Hirah-ah I Râtoh ! Râtoh ! » Quelque chose comme cela. Je me rappelle fort bien « Râtoh ! » qui, après tout, s'écrirait « râteau » sans inconvénient. Et, croyez-moi, c'était vraiment une curiosité, ce mot fran- çais, ce terme de jardinage, évocateur de mails et de boulingrins, de Versailles et de Trianon, sur les lèvres à peine ourlées du gorille adamique. Or, à l'époque miocène, « Râtoh ! » voulait dire sans doute : « A moi, mes gas ! » ou bien : 182 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE (( Rassemblement ! ». A cet appel, ou bien à cet ordre, une bande d'anthropoïdes fit irrup- tion hors de la caverne, chaque côté de la palmeraie dégorgea sur la place une troupe de nos ascendants, et la crête du talus se garnit d'un cordon de sentinelles issues de la pinède. Une odeur ammoniacale de singerie nous prenait aux narines. Des hurlées ignobles comblaient le silence. Une population hostile et bestiale nous investissait, formant le cercle. Tous, comme le chef, étaient revêtus de capes plus ou moins brunes dont ils agitaient les pans avec furie. Je voulus regagner les roches au bord de la mer... A tire-d'aile au-dessus des vagues accourait une nuée de ces grands alcyons, ou de ces grandes chauves-souris... Sur ce point, nous allions savoir à quoi nous en tenir : albatros ou vampires, ils accouraient à la rescousse, et... — « Des hommes volants ! '< s'exclama Fleury-Moor. D'honneur ! c'étaient des hommes volants. Et le manteau brunâtre, la cape uniforme des primates qui nous entouraient, qu'était-ce? LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 183 on l'a déjà compris : — de vastes ailes re- pliées. — La poire, l'oiseau, la chauve-souris, le pithécanthrope n3 faisaient qu'une seule créature : Adam notre père, qui avait régné sur la terre comme dans le ciel. Lors, de toutes parts, nous étions entourés d'ancêtres. Leur vol arrondissait un dôme d'envergures battantes. Ils nous avaient mis sous cloche, et cette coupole frémissante obscurcissait le jour. On ne pouvait plus s'évader. L'instinct nous colla dos à dos. Ainsi parés, deux en un, Janus à la double face vigilante, nous supprimions la désolante infériorité de notre revers. Et je serrais mon fusil d'une main nerv^euse et spasmodique... — « Vous voyez bien que le mirage est réciproque, » dis-je, « puisque nous les voyons et qu'ils nous voient! » Je sentis qu'il haussait les épaules. — « Fantômes naturels ! Fantômes natu- rels ! » expliqua-t-il. « Vous y êtes?... Illusion ravissante. Elïorçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons... Ah! ah! ah! l'homme a donc fini par les perdre, ses ailes ! à force 184 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE de ne plus s'en servir ! L'évolution l'a puni de sa paresse ! comme les pingouins I Ah 1 ah I efforçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons. » — « Oui, c'est entendu. Vous ressassez toujours la même chose ! » Les pithécanthropes — disons mieux, puisqu'ils avaient des ailes : les ptéropithé- canthropes — se contentaient pour le moment de nous tenir en observation. Nous étions le point de mire de tous les regards, ce qui n'allait pas sans m'intimider. Par surcroît, le tumulte incessant, le hourvari des clameurs, le claquement des ailes membraneuses engen- draient un vertige de l'œil et du tympan. Je me raidissais contre une faiblesse d'origine exclusivement physique, ou peu s'en faut. Toute ma vie s'employait à combattre mes paupières qui voulaient se fermer. J'attendais avidement la fm du prodige. — Fleury-Moor, lui, pensait tout haut dans le mirage. Afin de mieux se souvenir de ce qu'il avait remarqué, l'incomparable savant prenait des notes ver- bales. Je l'entendrai toujours enregistrer : — « Face négroïde. — Prognathe. — Aucune LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 185 civilisation. — Pas de feu. — Rudiment de langage. — Le chef est le plus robuste et non le plus âgé. — Comme chez les animaux, égalité des mâles et des femelles. — Aucune arme. — Les ailes... ah! sans pareilles, réunissant les bras et les jambes. Ha ! ha ! les protubérances de Java ! Je tiens la clef de l'énigme ! Sous ce rapport, voilà des êtres intermédiaires, situés entre la chauve-souris et l'écureuil volant; mais ils ne sont ni insec- tivores ni rongeurs. Ichtyophages, oui, man- geurs de poissons. En somme, ils procèdent surtout des ptérodactyles; et décidément toute la faune terrestre descend des sauriens... C'est votre avis, n'est-ce pas, Chanteraine? » — « Tout tourne ! J'ai le mal de mer ! Tout tourne ! » répondis-je. « Que faut-il faire? Je ne demande qu'à faire n'importe quoi... » Ma contre-partie grommela son dédain : — « Stupide... Représentation sans dan- ger... Indigne de son rang... Tableaux vivants... Galerie... Portraits de famille... » Enfm il se remit à pester contre le manque d'outillage. 186 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE — « Sentez-vous au moins de votre chrono- mètre ! » lui dis-je. « Prenez les temps. Quelle heure est-il? » — « Cinq heures cinq. » — « Rentrez ça ! » m'écriai-je. « Ça les excite ! ça brille ! Rentrez votre montre ! Ils vont vous faire un mauvais parti... Remet- tez... » Du sombre et du lourd tomba sur nous. Je fis un écart. Une patte de poils et d'ongles s'abattait sur la main qui tenait la montre vermeille... A terre, couvrant le corps disparu de Fleury-Moor, un pithécanthrope luttait, les ailes plissées, abject comme un diable de Callot. La brute, agitée de soubresauts, m'offrait sa nuque évidée sous l'occiput... J'épaulai, je tirai... Cette fois, le coup produisit un vacarme de foudre. Une épaisse fumée m'entourait, souillant à l'improviste le soleil immémorial. Cela fut suivi de silence et de froid. La fumée ne s'en allait pas... Elle ne pouvait pas s'en aller, puisqu'elle était le brouillard réapparu. La déflagration de ma poudre avait ébranlé sa lourdeur 1,E BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 187 et fait s'évanouir l'étonnante rétrospection qui se jouait en lui. Nous avions regagné le vingtième siècle. Immédiatement et comme suite à la même dislocation, la brume devint de la bruine. Une pluie ténue et frigorifique me vaporisa... Le soir du soir était venu. Dans une pénombre où la nuit et le brouillard confon- daient leurs négations, j'aperçus à mes pieds ceux de Fleury-Moor étendu tout du long, la face contre terre. Il reprit connaissance avec des gémisse- ments. — « On m'a tué ! On m'a tué ! » geignait-il. Et vraiment il avait l'air de lamenter cela de l'autre côté de la Mort. Ses mains étaient celles d'un homme qui a péri. Je les frottais en pure perte. Il regardait autour de lui, les traits inexpressifs, ahuri d'épouvante. Il avait les yeux qu'on doit avoir sous les pau- pières quand on dort. Je lui montrai, d'ans le vague, l'ébauche d'un noisetier. Cette vue familière le rasséréna. II me dit qu'on voyait assez clair pour s'en retourner et qu'il désirait le faire au plus vite. 188 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE Je confectionnai rapidement une croix de branchettes et je la plantai dans la terre d'une certaine façon. Fleury me pressait de partir. A quelque vingt mètres de là, nous retrou- vâmes le sentier. Nouvelle croix. Nouvelle impatience de Fleury-Moor. Plus avant, des tailleurs de pierre, qui regagnaient Nauroy-îes-Cormonville, répon- dirent à mes questions. Ils n'avaient rien vu, que le brouillard; ni rien entendu, que le coup de fusil. — « La bizarrerie était localisée dans un espace très restreint », fis-je quand ils nous eurent quittés. « Cela est fort heureux. Autre- ment, que de villages eussent été submer- gés I .. . » Je voulais rire. Vaine dépense. Fleury-Moor descendait la colline à toutes jambes, faisant des crochets inexplicables et des haltes subites, inquiet des chauves-souris traçant leurs éclairs noirs, ému par le brouillard vert d'un champ d'asperges qu'on aurait pu traverser pour couper au court. Le feuillage vaporeux d'un saule l'effraya comme un épaississement LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 189 de brunie. Un hibou qui fuyait, silencieux à l'égal d'un reflet, lui fit rentrer la tête dans les épaules. Je le suivais tant bien que mal. Nous arrivâmes au château. Il avait été convenu que nous garderions le secret sur l'aventure qui nous était arrivée. Cela ne fut rien moins qu'aisé. Le soir, mon confrère se sentit plus faible. Ses mains res- taient cadavériques et sa physionomie ne pouvait plus traduire les variations de sa pensée. On le coucha. Je le veillai, de com- pagnie avec sa femme. Toute la nuit j'eus le sentiment que Fleury-Moor, célèbre géo- logue, avait fini d'être génial, et qu'il ne serait plus désormais qu'un endroit où de grandes choses s'étaient passées. Au matin, par bonheur, la fièvre baissa. Le docteur prescrivit le repos, le mutisme et le sommeil. Avant de commencer le traite- ment, Fleury souhaita m'entretenir seul à seul. Son désir était que je retournasse sur les lieux du mirage, pour déterminer l'emplace- ment de la caverne. « Il fallait la retrouver 190 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE coûte que coûte. Elle devait contenir des fossiles inestimables. » Il me félicita chaude- ment d'avoir planté des repères, et me conjura de faire diligence, de peur que le vent ou quelque vagabond ne les eût enlevés. Je partis avec des terrassiers munis de leurs instruments. Les deux croix n'avaient pas été dérangées. L'orientation de la première indiquait la seconde, et l'orientation de la seconde indiquait la caverne. Ma rétine conservait le tableau des distances, et comptait trente mètres environ de la place où Fleury-Moor était tombé jusqu'à l'entrée du souterrain. Mois, à présent, l'apport des siècles avait poussé le talus d'une vingtaine de mètres en avant; de telle sorte qu'il nous aurait fallu pratiquer une galerie de cette longueur, si, à deux mètres sur la gauche et dans la direction voulue, la carrière la plus opportune ne se fût enfournée. Je mesurai vingt mètres le long de sa paroi. Les terrassiers attaquèrent à droite, et ren- contrèrent l'argile presque aussitôt. Vers trois heures après midi, j'arrêtai le travail. Point de caverne. Elle s'était affaissée. LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 191 j'imagine, au cours des vicissitudes géolo- giques. Mais, en fouillant avec soin, nous découvrîmes, dans la pâte marneuse, des conglomérats de terre rouge mêlée d'osse- ments. J'isolai sur place des fragments de sque- lettes analogues à celui du pithécanthrope de Java. Les os des bras et des jambes pré- sentaient, tous, les fameuses excroissances du fémur malais, qui ne sont ni des lésions mécaniques ni des stigmates d'arthritisme, mais bel et bien des apophyses naturelles où venaient s'attacher les tendons des ailes membraneuses. (Ces pièces, ajustées entre elles, forment un squelette composite à peu près entier, que l'amateur peut voir au Muséum sous la dénomination réputée fantai- siste de pteropithecanthropus eredus. On dit encore anihropopterix, ou plus communé- ment Yhomme ailé de Cormonville.) Selon mes prévisions, la fouille ne mit au jour nulle poterie, même grossière, nul silex, même brut ; pas un tibia d'éléphant, massue toute faite; pas une corne de narval ayant servi d'épieu. Aussi, grande fut ma surprise 192 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE d'exhumer une portion de crâne, occipitale, percée d'un trou rond qui semblait attes- ter l'usage du trépan chez l'anthropoïde de l'ère néozoïque. Je n'ignorais pas que l'homme quaternaire, le maître du feu, le fabricant de haches, eût pratiqué cette chi- rurgie précoce ; mais l'homme tertiaire î un hamadryas ! moins qu'un faune de la lé- gende!... Je méditai sur ce reste de crâne plus gra- vement qu'Hamlet sur tout le crâne de Yorick. Ce vide énigmatique, ce petit cercle de néant m'obsédait... J'eus l'idée de prendre sa mesure. Il avait... le même diamètre que les balles de mon calibre 12!... Je ne pouvais m'habituer à l'explication qu'un simple rapport numérique venait de faire éclater dans mon incertitude, lorsqu'un terrassier m'apporta ce qu'il avait déterré : une main droite, cimentée intimement à la motte de glaise qui moulait ses os légers, friables et blancs. Elle crispait le grillage de son poing sur une prise que je résolus de dégager. Depuis des millions d'années cette dextre LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE 193 était enfouie sous une montagne. Cependant, elle tenait un chronomètre fossilisé ! Je n'ai jamais vu de relique aussi décon- certante. Des miettes de verre, irisé par ramoncellement de plusieurs antiquités, par- semaient la ruine du cadran. Les charnières de la montre s'étaient soudées. Je l'ouvris du couteau, comme une huître. Il ne restait des rouages d'acier qu'une poudre de rouille, granulée de rubis. Mais l'or impérissable avait résisté aux ravages du temps. On lisait au boîtier terni le nom du vendeur: Samuel Goldschmidt, avenue de l Opéra, 129, Paris. Et les aiguilles, couvertes d'une croûte miné- rale, marquaient cinq heures cinq depuis une manière d'éternité. Je n'entreprendrai pas de dire le désordre de mes pensées. Trente minutes après, porteur de la montre et de l'occiput, je forçais la consigne et je 'violais la chambre à coucher de Fleury-Moor. ill était assis dans son lit, les bras croisés. ^ Son accueil me déçut. Le rapport que je lui fis ne l'intéressa guère, et quand il eut manié distraitement les deux raretés : 13 194 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE — « Chanteraine ! » me dit-il, le verbe haut et l'accent résolu. — <( Eh bien?... » -^ « Il ne faut pas le dire aux homftîes. » -^ « ôu-ôi donc, mon bon ami? » — c: Que les hommes d'autrefois avaient des ailes... » — > Hé? « — « Ce serait trop triste pour eux, ràyèz-^ vous... Il ne faut pas leur dire... J'ai beau- coup réfléchi depuis votre départ... » Ainsi, Chanteraine, notre besoin de sil- lonner le ciel, notre immortel désir d*envolée, ce n'est donc pas un espoir, une poussée de la race dans le sens du meilleur et du pliis beau! Ce n'était qu'un regret indéfini... le regret des ailes perdues... le regret du paradis perdu 1 — Est-ce cela que l'Ancien Testament veut symboliser par l'expulsion d'Adam et d'Eve? Peut-être. Probablement. Ah ! croyez- le: tous les mythes des anciens ont une base dans la réalité de la préhistoire. Tour à tour, chaque héros y représente le genre humain. Prométhée n'est-il pas la conquête du feu? La perte du vol n'est-elle pas aussi la chuté LE BROUILLARD DU 26 OCIOBRE 195 d'Icare?... Une tradition élémentaire, sourde et tenace, d'elle-même se transmet dans la rancune ou la reconnaissance de la chair. Quand nous désirons d'acquérir des ailes, nous pleurons, sans le saVoîr, ïibs ailes arra- chées, comme sans le savoir, lorsque nous éprouvons la nostalgie de la mèr, ce qui nous émeUt si largement c'est la tendresse de Te'xilé pour sa patrie désormais défendue!... Non ! non ! il ne faut pas apprendre aux hommes qu'ils sont des anges déchus. Ce serait trop triste ! » -^ « Comment I » fulminai-je, indigné, consterné aussi. « Vous auriez le courage de vous taire?... Mais notre découverte ne nous appartient pas ! Elle est aux peuples du monde !... Et je me demande un peu ce qu'il y a de « triste » à savoir ce qu'elle enseignera : Jadis les hommes voltigeaient, mais leur âme rampait ! — Avouez que nous avons gagné au change ! » - — « Il ne faut pas le dire. » — « Et la vérité ! » m'écriai-je. « La vérité ! Ne faut-il pas la dire, envers tout, contre tout? Ne faut-il pas lui sacrifier tout? La 196 LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE vérité, Fleury I n'est-elle pas le but de notre essor intellectuel? N'est-ce donc pas la vérité qui met des ailes à notre âme et la fait monter plus haut qu'un séraphin tétraptère?... » — « Il ne faut pas le dire tout de même », s'entêta Fleury-Moor. En droit, l'honneur de cette trouvaille indivise revenait à chacun de nous pour moitié. L'un ne pouvait disposer de sa part sans le consentement de l'autre. Je me rési- gnai donc. Et voilà pourquoi tant de jours se sont écoulés avant que le ptéropithécanthrope ne fasse son entrée au Muséum. Il doit cette grâce à l'invention des aéro- planes. Au lendemain de la première expé- rience décisive, Fleury-Moor vint me délier du secret. — (( Encore que ce soient là des engins d'orthopédie, qui sont aux ailes ce qu'une béquille est à la jambe coupée, il me paraît », dit-il, (( que nous pouvons parler, puisque Dieu réintègre Adam au paradis et que voilà Dédale qui remonte aux cieux. » LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRr: 197 Nous avons parlé. Qui nous a crus? Per- sonne. Et pourquoi? C'est que, d'une part, le squelette du Muséum est un squelette comme celui de Java, sans plus. Les ailes du pithécanthrope ressemblaient moins à celles des chauves- souris qu'aux membranes des écureuils volants; elles n'avaient qu'une armature de muscles, qui a disparu. D'autre part, nous n'osons pas, vivants, raconter la tribulation qui témoignerait en faveur de notre thèse. La postérité seule- ment connaîtra le mirage qui nous assaillit dans le brouillard du 26 octobre et nous donna l'inoubliable vision du temps que les hommes volaient. LA GLOIRE DU COMACCHIO Jl Edmond 'Pilon LA GLOIRE DU COMACCHIO Et réciproquement. » {La Géomélru.) TOUT finissait dans la splendeur : le jour, l'année, le siècle, l'époque. Un soir d'au- tomne enluminait Ferrare, et sur la ville d'or le ciel important massait une apothéose de formes et de couleurs digne de la Renaissance qui allait mourir. Le sculpteur Cesare Bordone habitait contre le rempart. On reconnaissait son logis à la haute bastille de planches dont il l'avait agrandi récemment, et qui, à cette heure, retentissait d'un fracas de démolition. Le camérier ducal, guidé par un élève, s'arrêta au seuil de la baraque, et vit dans une nuée vermeille quatre hommes s'activant à défaire un échafaudage autour d'une grande statue blanche. 202 LA GLOIRE nu C0^LA.CCHI0 — « Qu'est-ce que c'est, Felipe? » cria l'un d'eux. — (( Quelqu'un du Palais. » — « Messer Cesare Bordone? » interrogea le camérier. — (( Moi ! » Courtaud, râblé, la jambe athlétique sous le maillot poudré de plâtre, Cesare sauta de la charpente, et resta non sans orgueil dans un rayon d'éblouissement qui fendait la clarté douce. Sa laideur superbe apparut, exposée. Il offrait à la lumière un visage bilieux, criblé par la petite vérole. Ses che- veux courts grisonnaient, comme sa barbe rare traversée d'une cicatrice. Le profil et l'œil étaient ceux d'un aigle. Sa chemine bâillait sur une toison. Des bras velus et mus- culeux sortaient des manches retroussées. Il avait gardé sa tenaille à la main. — « Messer, » commença l'envoyé, d'un ton froid, « Son Altesse... » ^ « Silence, là-haut ! » Les apprentis, faisant relâche, regardaient la figure pincée du visiteur. — a Messer, » reprit-il, « Son Altesse m'a I.A GLOIRE DU COMACCIIIO 203 dépêché vers vous, afin de vous rappeler que demain dimanche, un an se sera écoulé depuis la mort du regretté Ser Milanello — dont veuille Dieu recevoir l'âme ! — qui fut, de son vivant, statuaire attitré de la cour... » L'artiste, avec un sourire, écoutait parler le fonctionnaire. Celui-ci retraçait en longues phrases officielles ce que nul n'ignorait. Le duc Alfonso da Este, voulant donner un successeur à Milanello « sans que, disait-il, la brigue et la faveur eussent la moindre part à cette élection », avait institué un tournoi de sculpture dont le vainqueur obtiendrait la place convoitée. Lui-même avait fixé le sujet : Andromède, avec toute liberté d'exécution. Et c'était le lendemain que les œuvres des concurrents devaient être rassemblées sur la place, où, devant le peuple de Ferrare, Son Altesse viendrait les juger. — « Vous vous êtes mis sur les rangs, Messer Çesare Bordone. Avez-vous persévéré ? J'ai mission de toiser les statues. Notre Grand Camérier, Messer Fraschino, est chargé de les faire transporter au lieu du concours, et 204 t.A GLOIRE DU COMACCHIO souhaite connaître leurs dimensions. La vôtre mesure...? » D'un geste oratoire, Cesare montra la grande statue blanche à moitié libre d'écha- fauds. L'autre ne sourcilla point. Il nota seule- ment : — « Quinze palmes. « Et termina : « C'est parfait. Demain, à la sixième heure, nos hommes seront là. Dieu vous conserve I » Là-dessus, il tourna les talons. Cesare lui fit par derrière un beau salut dérisoire, et ses élèves riaient comme des pages. Il bredouilla (car il s'exprimait tou- jours trop \ite, en balbutiant) : — « Délicieux motif ornemental pour une porte de prison ! » Puis, la voix brusquement rauque : « Eh bien ! fainéants ! vous tiendrez- vous les côtes jusqu'à minuit? A l'ouvrage, FeUpe, Bartolommeo, Goro, Arrivabene ! Dépêchons-nous î Le soleil se couche. » D'un bond, il avait regagné la plate-form.e. — « Deux soleils se lèveront demain », fit Bartolommeo : « Phébus et l'autre, vous savez lequel I... » LA GLOIRE Dr COMACCiïIO 205 Un rude coup de pied l'interrompit : — « Assez de prédictions, flagorneur ! Cela coupe la chance. La Fortune déteste qu'on la précède. — Fais-moi sauter cette poutrelle. Hardi ! » Les bois volaient, s'empilant au hasard sur le sol jonché de spatules, de grattoirs, de ciselets... Enfin la statue se dressa pure et nue. Elle figurait une jeune femme très belle et infi- niment triste. Son attitude était une harmo- nie; et tout, dans l'inclinaison de sa tête petite, dans la pose de son corps allongé, indiquait la résignation la plus noble et la superbe indomptée. Maintenant la baraque était silencieuse comme un temple où l'idole vient tout à coup de manifester qu'elle est vraiment divine. On admirait. — « Au-dessus de tout ce qui existe ! )> s'écria Felipe. Cesare, plein de joie cependant et de vanité, regrettait : — « Et encore I elle n'est qu'en plâtre I... » — a Qu'importe î )) lança Goro qui tremblait, 206 LA GLOIRE DU COMACCHIO soulevé par une émotion voluptueuse. « C'est une merveille, maître, et vous voilà victo- rieux ! Sainte Madone, ah ! qui pourrait, dans toute r Italie, muscler une académie avec autant de force et de délicatesse ! Voyez 1 » Le torse du sculpteur se gonfla puisisam- meht. On aurait dit qu'il allait eélébrer son génie et son triomphe par quelque fanfare surhumaine... On l'entendit soufïler, puis déclarer sans trop de conviction : — « Il faut avoir beaucoup disséqué. L'anatomie, tout est là. Disséquez ! Dissé- quez ! — « Vous voilà riche aussi », remarqua le petit Arrivabene, presque un enfant. Mais Felipe Vestri : — « Vous battrez demain les morts eux- mêmes, et d'abord feu Milanello, dont les crânes ont toujours été trop lourds et le modelé trop lisse ! Hein, Goro? » — « Pardieu ! L'Andromède de Cesare Bordone est plus belle que le Mercure de Milanello, plus belle que le Persée de Cellini, plus belle que... » Furieux, Cesare l'arrêta : LA GLOIRE DU CU^L\CCIIIO 207 — « Pourquoi tant de comparaisons, imbécile ! C'est beau, cela suffit ! C'est beau, voilà tout. )) Felipe corrigea : ^^ (X N'ofi, non, maître, ce n'est pas tout, du moins dans les circonstances actuelles. Et réjouissez- vous d'avoir fait une Andro- mède qui surpassé le bronze de Benvehuto Gèllini. Depuis trop longtemps le duc Alfonso e:. ": ...ix Ilédicis la possession du Persée. N'en doutez pas : si pour thème du concours il a choisi Andromède, — Andro- mède, l'épouse et, pour ainsi dire, le pen- dant de Persée, — oh ! oh ! ceci fleure la taquinerie de voisinage ! Malheur donc au statuaire qui aurait surmonté ses rivaux sans égaler le Florentin!... Mais soyez tranquille. On dit qu'à l'inauguration du Persée, vingt sonnets furent épingles aux tentures. Demain soir, vous en lirez le double sur le piédestal que voici ! » — « Maître, ^'est bon de vous voir rire... Je croyais que vous ne saviez pas )\ dit Goro. Le petit Arrivabene s'approcha, les bras levés, rôUgè et pâle dans un seul ihstàiit. 208 \A GLOIRE DU COMACCHIO — « Laissez-moi vous embrasser, s'il vous plaît », fit-il d'une voix ma 1 assurée. Et comme Cesare tout lemué se penchait vers lui et l'étreignait, l'enfant chuchota : — « Peut-être, quand vous serez riche et renommé, peut-être que Monna Chiarina reviendra... » Cesare Bordone se redressa comme on s'éveille en sursaut. Deux soufflets claquèrent sur les joues d'Arrivabene. — « J'ai défendu... J'ai défendu qu'on m'en parle ! Je veux qu'on m'obéisse, chez moi, entends- tu? Vipère ! Mauvais gamin ! Judas ! Ordure ! » Mais le petit avait refoulé ses larmes, et il contemplait la statue avec tant d'amour, que Cesare Bordone lui pardonna dans son cœur. — (( Allons î >^ dit-il joyeusement. « Sau- vez-vous, mes gaillards. On n'a pas perdu sa dernière journée. Soyez discrets, surtout î Rappelez-vous que jusqu'à la suprême mi- nute il est interdit de révéler quoi que ce soit, sous peine de disqualification I A demain, mes braves, ici, à la cinquième heure, pour LA Cl.OIRE DU COMACCKIO 209 abattre un pan de la baraque... — Arrivea- bene, viens que je t'embrasse, mon fils. » — (( Si nous passions la nuit à veiller sur la statue? » proposa Felipe. « Il suffirait d'un jaloux et d'un marteau... » La réponse fut : — « Va boire, mon garçon. Les gens de Comacchio n'ont peur de rien. Va boire avec tes camarades. Tiens, voilà deux pistoles. Je n'en ai plus d'autres. Mais demain!...» — « Demain, vous serez la lumière de Ferrare ! » — « Oui, oui. A demain, Goro. » — « Honneur à vous, Cesare Bordone ! » — « A demain, Bartolommeo. » Felipe Vestri se retourna dans la porte, et brandissant très haut sa toque de feutre à la plume écarlate : — « Gloire au Comacchio ! » s'écria-t-il. Enthousiasmés de la découverte, les autres s'arrêtèrent. Et les disciples transfigurés acclamaient Cesare du même cri : — (( Gloire au Comacchio ! » Le Comacchio !... 14 210 LA GLOIRE DU COMACCHIO Seul, immobile, campé face à face avec la géante de plâtre, Cesare Bordone écoutait le vivat se répercuter dans son esprit devenu profond de souvenir et d'espoir, et semblable au paysage de sa destinée. Il revoyait son enfance pouilleuse et boueuse au bord des lagunes adriatiques, parmi la marmaille des pécheurs, sa vie d'acharne- ment et de déboires... Et voilà que lui, le fils d'un muletier de Comacchio, le fils du plus humble citoyen de la plus humble bourgade, on l'appellerait le Comacchio, du nom de sa ville natale, comme le Pérugin, comme le Vinci!... Oh ! Felipe avait crié cela vers l'avenir ! Le m.onde futur le redirait jusqu'à la fin des temps!... Et puis, du reste, quoi de plus raisonnable? Le Comacchio ! Que ces syllabes se prononçaient aisément!... Ainsi, c'était donc lui, Cesare Bordone, qui aurait illustré l'obscure cité maritime, et grâce à Madame Andromède : quelques sacs de poussière gâchés avec indus- trie !... Cesare Bordone se sentit grandir à la taille I.A GLOIRE DU COMACCHIO 211 de son destin. La masure disparaissait à ses yeux. Il était grand seigneur, logé aux frais de là Cassette, dans un palais, peut-être même dans ce palais Belfiore où le duc avait hébergé Cellini... Mais une odeur puissante frappa ses narines et lui fit tourner la tête. Un maigre vieillard s'était introduit jusque- là dans le silence d'une vision, si furtivement que le sculpteur resta quelques secondes les sourcils haussés, avant de s'ébahir : — ^ « Holà ! mais, par le Diable bicorne, voilà Ser Jacopo Tuball... » Muet, le nouveau venu considérait la nymphe monumentale à qui le soir prêtait des nuances de chair. Nez pesant, barbe de Moïse, c'était un Juif. Il clignotait derrière des besicles de corne aux verres bleutés, épais et ronds comme des loupes, qui viola- çaient et déformaient ses yeux sanglants. Un chapeau flamand lui tombait sur les oreilles, et sa dalmatique de laine sentait le suint à dix pas. Il fit une révérence de petite vieille. 212 LA GLOIRE DU COMACCHIO — « Qui t'amène? » interrogea Cesare, le verbe rude. — « La politesse, la politesse, magnifique Messer! » Il crachotait, ricanait, faisait l'empressé. « Oui. Hé! hum, hum, hum... Je venais vous rappeler (les grands artistes sont si étourdis !) vous rappeler que demain soir vous devez me compter neuf cents ducats, solde de votre petit emprunt de l'an 1576, dont je ne fus remboursé que d'un quartier; plus, hé, hé, hé, les deux cent cinquante ducats de l'an passé; le tout faisant ensem- ble, avec les intérêts au denier douze, hum ! hum ! . . . quatorze cent soixante ducats, n'est-ce pas vrai?... y> Son regard n'avait pas quitté la statue. Il se frottait les mains perpétuellement et ne cessait d'exécuter inclination sur inchnation. Le miel est moins doux que n'était sa parole. — « Les aurez-vous, Messer, ces quatorze cent soixante ducatinets? Hé! hé! je lis sur votre honorable figure que vous les tenez déjà ! » Cesare le faisait reculer devant sa tru- culence : LA GLOIRE Dl' CO>rAr.CHlO 213 — « Si je les tiens, corps du Christ !... Non î Mais je les tiendrai quand il faudra, et d'autres encore cjui ne tomberont pas dans ton escarcelle ! Je les aurai, tes ducatis- simes ! Tu le sais autant que moi, vilain crocodile ! Tu sais bien pourquoi je t'ai demandé de l'argent l'année dernière. Pour les frais de ma statue. J'en voulais davan- tage, souhaitant qu'elle fût de marbre. Tu ne m'as consenti que la valeur d'un plâtre. Mais, foin !... Et tu sais pareillement que si j'ai fixé l'échéance à demain, c'est que j'étais sûr de vaincre ce jour-là. C'est que demain mon bloc de mortier sera le point de mire de l'univers ! C'est enfin que j'aurai touché les deux mille florins du prix — et sans doute quelque avance sur ma pen- sion. » — « Oh ! Messer, si vous êtes sculpteur de Son Altesse, j'attendrai! » — « Si je suis..-. En doutes-tu, vieux bouc? Ne vois-tu pas mon Andromède'^ Ou te déplairait-elle? » L'œil rouge sembla pétiller, le feu monta aux pommettes du Juif. Il répondit, hum- 2 M I.A GLOIRE DU CO:\rACCÎIIO blement toujours, mais avec une sorte d'ardeur et comme se parlant à lui-même : — « Certes, je la vois. Et Tubal ne lui mesurera point sa louange. C'est un beau simulacre, et voilà bien Andromède. Je la reconnais, encore qu'on ne découATe ni rocher, ni chaînes, ni monstre marin, ni Persée à cheval sur Pégase. Tous les bannis au cœur vaillant, tous les persécutés qui atten- dent un sauveur sont de même race. Andro- mède est du sang de Jacob. Et je n'ai pas besoin qu'on me l'exhibe avec son attirail pour saluer de son nom la sœur d'Israël. — Admirable morceau, Messer Bordone, çt d'un caractère sublime ! )' — « A la bonne heure ! » Flatté d'un éloge moins banal que de cou- tume, Cesare se rengorgeait. — « Et », poursuivit le prêteur, « si l'on ajoute à ces mérites la perfection du métier, l'œuvre rappelle étrangement certaines figures de certain tombeau... » — « J'ai travaillé quatre ans avec Michela- gnolo Buonarotti », proclama Cesare Bordone; « et je sens qu'il aimerait mon Andromède. » T.A GLOIRE DI- COMACCÎIIO 215 — « Et puis, dites, Messer, vous aviez à coup sûr un modèle incomparable. Qui vous a posé cela? Oh! oh! mais, il me semble... N'est-ce point ]\Ionna Chiarina?... Par le Tout-Puissant ! votre femme vous est revenue, mon bon monsieur? Loué soit l'Eternel ! » Sur le coup, le sang de Cesare lui parut bouillonner. Cependant, le Juif n'avait pas l'air moqueur, et c'était un sire à ménager. Le sculpteur se contint, baissa le front, et dit, les yeux fixés sur la pointe de ses mules : — « Comprends-tu que c'est tlle sans que ce soit elle? Comprends-tu que si je l'avais eue, là, devant moi, réellement, ma statue serait moins vraie d'êlre trop vraie?... Je l'ai modelée d'après ces études d'autrefois. Tiens, regarde. » Il empoigna dos cartons bourrés d'esquisses, et fit un étalage de sanguines, de fusains, de mines d'argent et de dessins à la plume repré- sentant la même adorable fille dans toutes les postures de la grâce. — « Maintenant, retourne à la statue. Vois : son visage n'est pas celui du modèle impassible. Tous mes désespoirs s'y reflètent ! » 216 TA GI.OTRK Dl' COMACCHIO Il se battait la poitrine, et ses poings massifs la faisaient retentir. — « Amour trompé? » demanda le Juif avec intérêt. — « Ce ne serait rien, Tubal ! » — « Ambition déçue? » Gesare confessa dans un soufïle rauque : — « Oui!... — Mais demain! » ajouta- t-il aussitôt, rayonnant de bonheur. « Ah ! demain, mon cher ami, la Providence acquit- tera ses dettes envers Cesare, comme Gesare envers Jacopo ! » Alors le bonhomme scanda d'un ton plein de sous-entendus : — (( En êtes- vous certain? » — « Quoi? Hein?... Sans doute... Qui donc l'emporterait? Je n'ai que deux concurrents : Pico Picci et Scipione Tribolo. Le premier sculpte comme un tailleur de pierre, le second comme un peintre... » — « J'ai vu leurs Andromède. » — « Gomment ! Et la consigne du secret?...» — « Je les ai vues, Messer. Pico Picci pré- sente une statuette de trois palmes, en terre blanche de Faenza. Est-ce Andromède avec I.A GLOIRE DU COMACCIIIO 217 le dragon? cela se peut. Est-ce une Eve au serpent malin? cela se peut aussi. — Je pré- fère l'envoi de Tribolo, bien qu'il puisse s'intituler Courtisane appuyée au mur céra- mique. Vague portrait d'Impéria, sa maîtresse du jour. Ivoire et marbre polychrome, cabo- chons, métaux niellés. La roche est de por- phyre, les chaînettes d'argent (des bracelets !). L'héroïne porte une ferronnière î Jolie pièce montée que l'on dirait mangeable. Vous n'en donneriez pas deux quailrini. » Cesare ne put s'empêcher de rire. — « Que t'avais-je dit? Tu vois bien ! Je n'ai rien à craindre d'un maçon et d'un orfèvre ! » — - « Messer, vous avez prononcé le mot terrible : orfèvre. Aujourd'hui ces gens-là sont maîtres de la mode. » Le statuaire le saisit au poignet : — « Veux-tu prétendre que Tribolo seul, parce qu'il est orfèvre... » — « Non ! — Seigneur, lâchez-moi, vous me faites mal ! — Non. De son Andromède à la vôtre la distance est trop visible. On ne peut s'y tromper. Celle-ci prévaudra, bien qu'elle 218 l.A GT.OIRF. DI' COMACCITIO soit en vérité comme un défi au goût régnant, avouez-le ! D'abord, elle conserve je ne sais quel aspect de maquette, et l'on aime le fini. Vous répliquerez que de la sorte elle a l'air de son propre rocher, ce qui ne va point sans grandeur. D'accord ! Mais l'absence d'attributs, comment la ferez-vous passer? L'excellentissime duc tout le premier, qui voulait quelque chose dans le genre du Persée, prendra votre statue d'Andromède' pour l'ébauche d'un nu quelconque. — Enfin, la matière est misérable... » — a La matière serait le marbre, si tu l'avais voulu ! » tonna Cesare Bordone hors de lui. « La matière sera le marbre quand le duc m'aura pensionné ! C'est un dilettante plus fin que tous les ânes de Juifs qui bavent dessus!... Les imperfections de ma statue, — ha ! ha ! je ris à me crever la panse ! — mais ce sont ses principales qualités ! Tout le monde s'en apercevra tout de suite !... Ah ! quand elle sera de marbre blanc ! Toute de marbre!... Bientôt! — Demain, Tubal, entends-tu, fils de porc, demain matin le çamérier Fraschino l'emportera, et dçmain I.A GT.niRE Dl- CO^FACCIIIO 219 soir l'argentier Girolamo Gigliolo m'aura versé deux mille florins ! Ah ! ah ! La richesse et la gloire, maître sot ! » — « Je parie vingt doublons du contraire », dit le Juif tranquillement. Un furibond se jeta sur lui, et les larges pouces du modeleur s'enfoncèrent dans ses épaules chétives. — « Où veux-tu en venir à la fm? » rugis- sait-il. « Depuis une heure je te vois tourner autour du pot î Parieras-tu? Parle, ou je t'étrangle ! » — « Eh ! tout doux, magnifique Messer ! Tout doux ! Il y a quelqu'un dans ma peau ! )> boufïonna le vieillard, patelin comme un esclave battu. — « Mais parle donc ! » Cesare avait lâché prise et tremblait de colère. L'autre, s'étant rajusté, mit quelque intervalle entre eux, et commença : — « Vous savez, Messer, ce jeune patricien de Ferrare, cousin de Son Altesse, qui s'avisa de travailler les métaux, fit son apprentissage à Bologne, chez l'orfèvre Ascanio Peruzzi, et 220 LA GLOIRE DU COMACCHIO vint ensuite se perfectionner sous votre direction?... » Cesare, jaunissant à vue d'œil, respirait fortement, tels ceux qui étouffent. Il vociféra dans un cri de rage et de douleur : — «Baccio délia Tacca ! » Puis, haletant : « Eh bien? Eh bien?... » — « C'est avec lui, si je ne me trompe, que votre épouse s'est sauvée? » — « Passe ! passe ! » grondait le sup- plicié. Tubal, doucereux mais vindicatif, s'obsti- nait : — (( ... Avec lui, n'est-ce pas, qu'elle vit dans le péché d'amour, au su de tout Fer- rare ? » Une voix inconnue et qui hachait les mots questionna : — « Est-ce Baccio qui doit avoir le prix? » Sur un signe aflirmatif, l'orage éclata de nouveau : — « Chien ! Va-t'en ! Sors d'ici, pourceau I Je te chasse ! Vendeur de Christ ! Marchand de Dieu ! Va-t'en, bête ignoble ! Tu as l'haleine d'un soupirail et tu ris comme une LA GLOIRE DU COMACCHîO 221 tête de mort. Va-t'en, je te dis ! » ]\lais, devant la retraite du Juif, Cesare se modéra. « Non, non, reste. Explique-toi. Comment cela se fait-il? Je ne savais pas qu'il fût de la joute... » Ils causaient à présent. — « Nul ne le savait, Messer. Le complot s'est tramé proprement, sous cape. C'est un coup monté avec le duc. » — « Mais le concours? » — « Comédie pour satisfaire la ville et les artistes. On a combiné tout en faveur de Baccio. » — c( Oh !.. . Le pire de mes élèves î Un fabricant de fermoirs et de salières ! Un joaillier! » — « Précisément ! » — « Un artisan privé de cœur ! Un bijou- tier bellâtre ! » — « Hem, hem : un cavalier qui sait mettre le poing sur la hanclie. » — <- Je l'aurais déjà tué, si je n'avais pré- féré ma gloire à ma vengeance!... Ah! Baccio ! Félon I Mauvais disciple ! ... — Mais, Tubal, nous rêvons ! Il n'a point fait une 222 LA GLOIRE DU COMACCHIO Andromède qui puisse affronter la mienne? » •^ « Si. Dans un sens. » •^ « De qui le tiens^tu? » — <^ Son palais avoisine ma maison, là-bas, près de la Porte de la Mer. Depuis quelque temps j'avais surpris des allées et venues dans le jardin. Baccio faisait construire une espèce de cahute. Or, voila qu'une épaisse fumée s'en échappa durant plusieurs jours, sans relâche. La nuit, des reflets de fournaise empourpraient les verdures. Aucun doute : il fondait une pièce d'importance. Hier, une servante, soudoyée, m'ouvrit la poterne. J'ai pu voir la statue. » — « Et tu l'estimes?... » — « Fort au-dessous de la présente, mais pourtant remarquable. Par l'effet d'un pro- dige, deux titans revivent en vous deux à rimpro\iste : Michelagnolo Buonarotti et Benvenuto Cellini... Mais vous n'êtes pas Michelagnolo, de qui l'étoile en imposait» et la statue de Baccio, étant de l'école de Cellini l'orfèvre, répond mieux au souhait du prince comme au désir populaire. » Et Cesare anxieusement : LA GLOIRE DU CO^L\CCHIO 223 — <' Bah ! tu crois que le peuple, les grands, tous... » — et Allons donc ! Je ne vous enseignerai pas que ni les uns ni les autres n'ont compris Michelagnolo. Trop loin d'eux, il leur sem- blait petit... — Parbleu! vous écrasez Pico Picci et Scipione Tribolo î Mais Baccio délia Tacca ^ou5 écrase à son tour, d'autant plus aisément que c'est chose convenue ! ■» Le pauvre Bordone, enlaidi par la haine, tournait au hasard, poussé par un besoin d'agir. — « Tout ! Il m'aura tout pris. Amour, fortune, gloire!... Ah! tu mens, Juif! Tu m'égares, pour je ne sais quelle fm ! Tu trafiques je ne sais quoi de louche î Mais, par la Sainte Croix, tu mens ! » — « Si vous avez l'esprit impartial, je vous prouve sur l'heure que j'ai dit vrai. » — « De quelle façon? » — (( Je puis vous introduire chez Baccio. » Ils se regardèrent un instant. — « Viens vite, alors ! » Avant de mettre son pourpoint, le sculpteur vêtit une cotte de mailles. C'était l'tisage. Au 224 LA GLOIRE DU COMACCIIIO surplus, il avait de nombreux ennemis, avec lesquels il ne pouvait faire trêve, ne possédant jamais les trois ou quatre cents écus néces- saires à la caution. Tubal ne s'émut donc pas de la cotte. Mais lorsque Cesare choisit dans ses dagues, au lieu de n'importe laquelle, une lame trapue dont il vérifia le double tranchant, l'inquiétude le prit. — « Halte-là ! Messer. Nous ne sortirons pas que vous ne m'ayez promis d'être sage, au moins dans le palais délia Tacca ! » — K C'est juré ! » — « Sur la Madone!... Allons, j'attends. Sur... la... » — « Mort Dieu ! Peste soit du vieux renard I Sur la Madone, là! j'en fais serment. » Il eut un regard indéfinissable vers la statue, s'enveloppa d'un ample manteau, et, la barrette au front, sortit avec le Juif. Ils allaient maintenant côte à côte à travers les étroites ruelles pavoisées d'oripeaux. Le ciel, au-dessus d'eux, traçait une lézarde couleur d'ibis rose. Des buées commençaient à bleuir les coins éloignés. Les marécages LA GLOIRE DU CO:\IACCHIO 225 environnants exhalaient sur la ville une humidité chargée de malaria. Ils marchaient vite, au sein de Tanimation plébéienne, Cesare d'un pas fougueux, le Juif trottinant auprès, comme un lion suivi d'un chacal. — « Alors, il l'a jetée en bronze? » disait Bordone fronçant les sourcils. — « Et joliment ! » répondait Tubal. « Un Padouan n'aurait pas fait mieux ! » — « Combien de haut? » — « Six brasses florentines à peu près. » — « Ah! Gomme le Perséel,.. » Un silence suivit. Tout à coup Cesare se mit à grommeler. Son bégaiement redoublait sous l'empire de l'exaspération. Frémissant de dégoût, il mâchonnait qu'il avait été trop bête, aussi; que pas un sculpteur digne de ce titre ne pouvait espérer quoi que ce fût de Ferrare, sinon d'être le sous-œuvre de ses architectes. Et comme ils passaient non loin de San Domenico, il montra la façade et les statues de Ferreri, à l'appui de ses dires. — (( Voilà ce qu'on nous demande, ici, quand ce n'est pas des ornements d'autel, 15 226 LA GLOIRE DU COMACCHIO comme ceux de Bindelli et de Marescotti au dôme ! Nos ducs da Este n'y connaissent rien en sculpture ! Rien ! Depuis qu'un de leurs aïeux a protégé Pisanello (qui ne fut qu'un médailleur !), depuis cent années, il n'y en a que pour les poètes dans cette cour de brutes et dans cette ville de ganaches ! A Ferrare, un madrigal, un conceito vous met son rimail- leur au pinacle. Les troubadours commandent. Boïardo capitaine de Modène ! Ariosto gou- verneur de Garfagnana ! Si ce n'est pas ridi- cule!... Ah! vous êtes poète, mon cher? Prenez donc ce trône !... » — « Tout beau, Messer », dit le Juif en tapant sur le mur de l'hôpital Santa Anna qu'ils longeaient, a Vous oubliez que Tor- quato Tasso est incarcéré là-dedans... » — « C'est vrai. Mais pousse la porte de cette église, et que vois-tu? Le tombeau de Pigna, son rival, enterré comme un doge parce qu'il fut l'ami intime d'Alfonso ! » — « Le duc Alfonso ne dédaigne pas les sculpteurs, » insinua Tubal, « puisque c'est Baccio qui succède à Pigna dans ses bonnes grâces... » I,A GLOIRE DU COMACCHIO 227 — « J'étais fou ! » repartit Cesare. ^( Vil et fou, de briguer les suffrages de ces cagots libertins ! Ils me font horreur. Sortis des priapées et des moineries, à quoi sont-ils bons? A régler un pas d'armes, courir le taureau, lancer le dard et suivre les préceptes de Baldasare Castiglione, pitoyable codifi- cateur du bel usage!... Notre cour? Une troupe de comédiens. Leur vie, leurs baptêmes, leurs noces? Des représentations mytholo- giques ! Entre temps, le cardinal est dans sa vigne, entouré de filles, à manger des sorbets; le gentilhomme s'installe chez le maître d'armes; et s'ils en sortent, où se rencontrent- ils? Dans la boutique de l'orfèvre!... Ah! je voudrais leur cracher mon âme à la face ! » Le château ducal, énorme masse carrée, citadelle isolée par une ceinture d'eau, les couvrait de son ombre. Cesare cracha dans le fossé. — « M'ont-ils assez raillé dans leurs panta- lonnades, quand je souffrais, humilié, trahi, mais ravalant mon fiel dans l'espoir que les lauriers allaient fleurir!... Ah! tête et sang! Les lâches ! a 228 LA GLOIRE DU COMACCHIO Sa véhémence ne tarissait pas. L'idée de sa défaite, virulente, faisait fermenter les autres. — « Ce ne serait rien encore ! Mais toutes ces familles souveraines — fais le compte et vérifie, Tubal : Sforza à Milan, Malatesta à Rimini, Médicis à Florence, Este à Ferrare — ont l'habitude héréditaire du meurtre ! Altesse ou prélat, excellentissime ou révérendissime, tous, façonnés par Michiavelli à l'image de Cesare Borgia, manient le cantarelle et le curare aussi bien que la cordelette et le stylet. On empoisonne, on étrangle, on égorge, puis on marmotte une oraison; n'y pensons plus ! D'ailleurs, t'imagines-tu qu'on emploie seulement le fer et le feu, le lacet et le venin? Ouais î » Cesare se rapprocha de son confident : « Ils se servent de malé- fices ! J'en suis sûr. Il y a douze ans, mon protecteur est mort de consomption, d'une manière surnaturelle î » — « Qui donc? » — « Galeazzo Biscanti, le provéditeur. » — « Ah ! le digne homme ! » déplora le Juif. « Je me souviens de lui... » LA GLOIRE DU COMACCHIO 229 — « Songe, Tubal, à tous ceux qui ont péri singulièrement depuis lors ! Que de puissants anéantis ! Le cardinal Gian Fran- cesco Toria, gonfalonier de la Sainte Eglise romaine; Gismondo Poleoni, le condottiere; et tant, et tant!... » — « Oh ! » protesta Tubal, « cette année, je ne trouve pas qu'on soit mort avec beaucoup de zèle... » — « En effet. Cependant, le podestat Borso Strozzi vient d'être emporté bien subi- tement pour un gaillard dans la fleur de l'âge et dont les héritiers sont à bout de ressources. Et voilà plusieurs semaines que Leonora d'Urbino, — trop belle, je suppose, ou trop farouche, — languit d'un mal mystérieux, et succombe un peu plus chaque jour. » — « Quoi ! une femme? » se récria Tubal. « Vous soupçonnez quelqu'un d'immoler une pauvre petite femme?... » Le Juif étudiait .avec curiosité la physio- nomie de Cesare. Un agacement s'y révéla. — « Eh ! mon Dieu ! le sexe ne fait rien à l'affaire ! Une vengeance est une vengeance. Ce que je dis, c'est qu'il est bas d'opérer dans 230 LA GLOIRE DU COMACCHIO les ténèbres pour satisfaire d'aussi piètres rancunes. Cupidité, jalousie, concupiscence, ah ! les nobles passions !... Mais le duc n'en a point d'autres, et chacun d'imiter le tyran... Alfonso da Este parangon de tout un duché ! Non, c'est impayable ! Ce fils de Française, ce petit-fils de notre adversaire Louis XII; donc un barbare doublé d'un ennemi ! Sa grand'mère? Lucrezia Borgia ! de sorte qu'il descend peut-être du pape Alexandre VI ou du cardinal Bembo, et qu'il est le fruit d'un inceste ou d'un adultère ! Après cela, comment ne serait-il pas lubrique, envieux, avare... » Le Juif ricanait : — « Qui sait même s'il vous aurait payé vos deux mille florins? Il faut une maladie de Son Altesse pour que ses trésoriers acquittent les appointements. C'est un sacrifice qu'elle offre au ciel en échange de sa guérison ! » — « Oui, qui sait ! » approuva Cesare, frondeur. Il réfiéchit, le temps de quelques enjam- bées plus impétueuses, et marquant un arrêt brusque : LA GLOIRE DU COMACCHIO 231 — « Mais si tu te trompais?... On a pu te mystifier... » — « Nous arrivons », dit Tubal. Gesare se remit en marche. Au tournant de la rue on apercevait la demeure de l'usu- rier, presque de face, et le commencement du palais délia Tacca. Gesare Bordone évitait de passer par là d'ordinaire, à cause de Ghiarina dont il fuyait la rencontre. Il avoua cette faiblesse au Juif et lui demanda s'il la voyait quelquefois. — « Très souvent. Une épouse légitime ne peut habiter sous le même toit que son amant; cela est cause que Baccio l'a nichée dans une gloriette, non loin de la Porte du Pô. Mais elle vient sans cesse au palais, comme bien vous le pensez ! » — « Hâtons-nous ! » fit Bordone. — (( Ne craignez rien, Messer. Elle y vien- dra ce soir, mais plus tardivement. J'ai mes espions. Ge soir, on soupe en belle compagnie chez mon voisin. Tenez-vous ferme : le duc et ses familiers doivent s'y rendre incognito...)) — « Tu me bernes ! » — « Pas du tout. Il s'agit de présenter la 232 LA GLOIRE DU CO>L\CCHIO statue à Son Altesse, puis de fêter la vic- toire. » — « D'avance?... Les fourbes! » — «... Et la seule beauté admise à la bombance, au nom de l'Art, c'est le modèle, Messer, c'est Madonna Chiarina. » Cesare se retint de battre le vide à poings fermés. — « Diable ! vous l'aimez donc toujours? » persifla Tubal qui le surveillait du coin de l'œil. — (( Sache en tout cas », répondit le mal- heureux, « qu'il n'est pas une femme au monde que Cesare n'eût sacrifiée à sa gloire. » La maison de Tubal, étroite et pointue, avait un porche caverneux. Placée de tra- vers, elle faisait penser à quelqu'un de ren- frogné qui se détourne. L'ombre de la rue ajoutait à sa noirceur, tandis que le palais délia Tacca, édifié devant la place des réjouis- sances publiques, resplendissait aux derniers feux de l'occident. Avec le pallazzo dei diamantU c'était le bijou de Ferrare: un mirifique objet harmo- i,A GLOIRE DU COMACCIIIO 233 nieusement multicolore, simple dans ses lignes, fouillé dans son détail, et faisant l'effet d'un gigantesque meuble de marque- terie. Car nulle part la pierre ne s'y montrait à l'état naturel, mais tournée en colonnes, appareillée en cintres, ciselée en rinceaux, gravée de graffiti, creusée de niches rondes pour les bustes à l'antique. Cela composait une telle profusion de magnificences, que l'extérieur du palais semblait mériter d'être l'intérieur. Une balustrade courait sur le ciel, le long de la terrasse. Au-dessous, l'étage unique découpait une svelte arcature close par des draperies. Les jours de carrousel on enlevait les draperies, et ces lieux s'emplis- saient de fiers attentifs et de belles accou- dées qui se pressaient là pour mieux voir les jeux, sans songer que le vrai spectacle était celui de pareils spectateurs dans une loge aussi royale. Cesare haussa les. épaules. — « Ah ! que voilà donc le logis d'un orfèvre et non d'un statuaire ! » Au fond du porche, dans le noir, une clef ferraillait. Des gonds grincèrent. Encore 234 LA GLOIRE DU COMACCHIO ébloui par la façade rutilante, Cesare Bordone se laissa guider comme un aveugle à travers une intimité de puanteurs. Ils ressortirent par une porte de derrière dans un enclos de broussailles. Tout au bout, Tubal dressa contre le mur, péniblement, une échelle qui se trouva couchée sous les buis- sons, — et monta, suivi de Cesare. Une servante barbaresque les attendait de l'autre côté, le doigt sur la bouche. — « Eh bien, Fatima? » — « Le maître s'habille, les domestiques sont à la besogne. Vous pouvez venir. » Ils étaient enfouis dans l'épaisseur d'un bosquet d'eucalyptus et d'orangers garnissant la muraille. Par les trous du feuillage, on découvrait un jardin régulier planté de mar- bres, avec, parmi les lauriers-roses, entre des urnes fleuries, des bancs d'albâtre et de gazon. Le crépuscule assombri les invitait à faire diligence. La servante, à pas de loup, rasait le mur. On l'imita du mieux que l'on put. Ils franchirent ainsi l'espace déboisé dont le four occupait le milieu, maisonnette de LA GLOIRE DU COMACCHIO 233 briques enfumée, pleine de cendres et de scories, de cabestans et de cordages. Cesare Bordone voulut y pénétrer, le Juif l'entraîna, et les choses se mirent à défiler comme une fantasmagorie devant ses prunelles hagardes. D'abord l'arrière-façade du palais, unie celle-là, mais entièrement revêtue de dalles polychromes disposées en trompe-l'œil avec un art si merveilleux de la perspective, que d'illusoires galeries feignaient de s'y enfoncer et simulaient une quantité de fuites et d'issues pour le plaisir des yeux. Ensuite une loggia d'entrée, supportée par des atlantes de terre cuite émaillée. Puis l'esca- lier d'honneur, tapissé d'incrustations. Puis des salles hautes et pompeuses. On y entrait par des portes à fronton, encadrées de pilastres, surmontées de sculptures, où la joaillerie architecturale du dehors venait s'orfévrir à l'extrême. Les cheminées étaient si décoratives sous le baldaquin de leur manteau, qu'on prenait chaque pièce pour une salle du trône. Et c'était partout des chutes de tentures lourdes sur des coffres cordouans ou des tables de malachite char- 236 LA GLOIRE DU COMACCHIO gées de cassettes, de buires et d'émaux. Les glaces de Venise, au-dessus des bahuts plaqués d'ivoire et de nacre, reflétaient des tableaux sans pareils. Des cabinets d'ébène ornés de figurines ouvraient leurs vantaux précieux sur des files de livres cuirassés d'argent. Les sièges durs, amollis de coussins, se miraient aux vastes parquets. Tout cela fait pour les conversations et les danses. — Et tout cela désert. — Deux levrettes blan- ches accouplées vinrent flairer les étrangers aux talons, l'une voulut les suivre, l'autre s'écarter d'eux. Ils les laissèrent tirailler sur la couple. — « Bénis soient les palais d'artistes ! » marmonna le Juif. « Partout ailleurs, les murs seraient aux écoutes et les trous de serrure aux aguets. — Messer, n'est-ce pas que la richesse est une jolie chose? » Cesare répondit évasivement : — « Il est toujours beau l'endroit où l'on est heureux... » Fatima, soulevant un rideau, les fit passer devant elle. Son geste recommandait la prudence. LA GLOIRE DU COMACCHIO 237 Ils débouchèrent dans le cortile intérieur. Au premier moment, Gesare ne discerna que la belle ordonnance d'un cloître profane, rectangulaire, entouré de portiques légers formant deux promenoirs qui superposaient leurs arceaux et leurs colonnades. L'ombre s'amassait dans les galeries. Celle d'en haut, du côté de la place publique, était le siège d'une grande agitation. Aux lueurs de quelques lampes, on y voyait des serviteurs s'affairer aux alentours d'une table, et porter avec mille paroles les mille accessoires du souper qu'ils préparaient. — « Où est la statue? » disait Gesare. — « Regardez », fit Tubal. « Mais restez dans l'ombre, derrière ces piliers. « Autour du bassin central empanaché de son jet d'eau, trois statues de bronze étaient debout, chacune sur un piédestal ; et rien d'autre n'enrichissait la cour vide et le dallage nu. Gesare, au comble de la surprise, se repais- sait avidement de la représentation pré- parée pour le duc, et regardait les trois statues tour à tour. La première, c'était le vieux chef-d'œuvre 238 LA GLOIRE DU COMACCHIO de Donatello, Judith et Holopherne. La seconde, le Persée à la Méduse de Cellini. La troisième, Andromède et le dragon, de Baccio. Cesare comprit. Sous forme de moulages peints, de fantômes, de non-valeurs, Baccio s'était procuré les deux merveilles de la Loggia dei Lanzi, pour mieux persuader au duc que son Andromède les valait bien et qu'elle était sans contredit le pendant du Persée. Et le plus extraordinaire, c'est que cela fût vrai. Tubal écoutait Cesare porter son jugement d'une voix basse et sifïlante, comme on exhale une douleur : — « Ah !, tu l'avais bien dit : c'est presque une perfection. Cette statue-là serait inesti- mable, si elle s'éloignait davantage et du Persée et de Chiarina. Mais ce n'est qu'un pastiche dont le seul mérite est d'être un bon portrait... Au surplus, la ressemblance est d'une exactitude émouvante ! On jurerait que c'est elle, Tubal, Chiarina!... )> Le Juif pensa que Bordone voyait sa femme poser devant son rival, nudité ferme et tendre LA GLOIRE DU CO^L\CCHlO 239 à la fois, très fine et bien potelée, telle que la dévoilait son image d'airain. Mais le sculpteur poursuivit : — « Tous ceux qui l'auront pour modèle accompliront subitement des prouesses. Tu t'émerveillais tout à l'heure à propos de nos deux chefs-d'œuvre, et tu parlais de résurrec- tions et de prodige... Le prodige s'appelle Chiarina... Et ce n'est plus moi qui en dis- pose !... » La statue disparaissait peu à peu dans la nuit venante. Cesare la regardait se sim- plifier par la vertu de l'ombre, qui est par- fois une grande artiste, et ainsi redevenir une ébauche, mais une ébauche en quelque sorte définitive et parfaite, comme son Andromède à lui. L*extase sombre et le regret infini se mêlaient dans ses yeux de vaincu. Un effort le tira de sa pensée comme d'un gouffre. — « En vérité, » dit-il avec l'intonation d'un critique indifférent, « on se demande si c'est un hommage ou un affront à la mémoire de Cellini. Quel parallélisme ! Vois donc : le rocher d'Andromède encombre ni plus ni 240 LA GLOIRE DU COMACCHIO moins que le coussin du Persée, et le dragon s'y roule aux pieds de la demoiselle comme la Méduse aux pieds du sabreur... » — « Le piédestal est ingénieux dans son imitation », dit le Juif. Cesare se penchait en avant pour distinguer les détails. Une même ordonnance appareillait les deux bases. Toutefois, dans l'œuvre de Baccio, des retombées d'algues remplaçaient les guirlandes de fruits, et des têtes de dau- phins les têtes de chèvres. Ici les cariatides étaient des sirènes, là des cybèles. Et dans les niches à coquille, Amphitrite supplantait Pallas, et Neptune Mercure. Mais les regards de Bordone remontaient malgré lui vers la statue, et le prêteur y démêla de si terribles sentiments, qu'il voulut faire diversion. — « Croirez-vous cela, Messer : la similitude le hantait si fort, votre Baccio, qu'il a fait couler avec le bronze deux cents livres de plats d'étain, parce qu'il avait ouï dire que Benvenuto s'y était vu contraint faute d'assez de métal !... » Cesare ne disait mot. Ses yeux errants h\ GLOIRE DU COMACCHIO 241 semblaient chercher quelque chose. Le Juif aperçut dans un recoin, tout près d'eux, les leviers et les marteaux qu'on avait employés à dresser les trois groupes. Il prévit un scan- dale irréparable... — « Vous m'avez juré ! » dit-il avec force en s'accrochant aux habits de Cesare. « Vous m'avez juré sur la Madone, seigneur ! » — « C'est une chance pour Baccio », grogna le sculpteur après une courte hésitation. « Oui, c'est une vraie chance pour lui que j'aie juré ! Mais si tu veux que je tienne mon serment, partons, Tubal, oh ! partons ! » Fatima les reconduisit, tout effrayée de cette espèce de lutteur halluciné qui étouffait entre ses dents des clameurs de bagarre : A feu ! A sac ! A sang ! Pille ! pille ! Sus au traître ! A mort le gueusard ! et toutes les violences qu'il aimait à brailler dans l'ac- tion. Maintenant le Juif l'a fait entrer dans une chambre de sa maison. Par la fenêtre, qui est en retour, la vue enfile les zigzags de la rue déjà nocturne où des lumières jaunes 16 242 LA GLOIRE DU COMACCHIO vacillent. Le clair-obscur neutralise la cham- bre, et Cesare, par un flot de paroles, sou- lage en liberté sa colère. Tubal, silencieux, l'écoute bégayer : — « Je le tuerai, Baccio, entends-tu? Ah ! comme tu avais raison ! Sa statue ! Ah ! tiens, voilà une statue qu'on aimera pour ses défauts, précisément! pour tout ce qui en fait un travail d'orfèvre ! parce qu'elle est fouillée, trifouillée, quadrifouillée !... Sang du Christ ! Dire que c'est encore un porteur de tablier de cuir qui va me pas- ser sur le ventre !... Mais je le tuerai ! dans les supplices. J'en ai tué d'autres moins sournois, moins pervers ! On m'a vu dans les coups de main, dans les assauts de bou- tiques î J'en ai tué pour moins que cela!... Je te tuerai, Baccio, voleur de gloire ! » — « A quoi bon? » dit Tubal tout dou- cement. « Il n'en aurait que plus de gloire, et vous plus de honte. » — « Ah ! pardieu ! c'est la statue qu'il fallait détruire ! Tu aurais dû me la laisser briser tout à l'heure. Il suffirait qu'elle ne soit pas demain sur la place... » LA GLOIRE DU COMACCHIO 243 — (( D'accord. Mais si vous l'aviez brisée, à présent vous seriez arrêté. Il y avait trop de gens sur la galerie. » — « Alors, cette nuit, n'est-ce pas? Dis? Veux-tu, cette nuit?... » — « Cette nuit? Vous n'y songez pas ! Ils vont festoyer jusqu'au matin. » — a Tubal ! Tubal ! Pourquoi m'as-tu pré- venu si tard ! » — (( Je ne savais pas. Xon, sur l'honneur, aussi vrai que nous voilà tous les deux, par la tête de mon père, je ne savais rien du tout, rien du tout... — Vous vous rattraperez une autre fois, Messer. » — (( Non )), riposta Cesare. Et son accent de\int grave et profond : « Je suis trop vieux. La gloire est jouvencelle, comme Chiarina. Il leur faut de jeunes amants. Ce concours, c'était mon va-tout. J'ai joué; j'ai perdu. Mon Andromède : chant du cygne ! fleur d'aloès ! L'ayant -créée, je n'ai plus qu'à mourir... » Sa voix tremblait. « Et ce n'est que du plâtre éphémère ! A peine me survi- vra-t-elle. La postérité ne pourra lui faire justice. -V Pas de gloire^r Cesare Bordone!... 244 LA GLOIRE DU COMACCHIO Allons, c'est fini. J'ai toujours rêvé de mourir aux bras d'une statue, comme Pétrarque le front sur un livre. Voici le moment. » Le Juif sursauta. — « Hein? » fit-il. — (( J'oubliais ! » reprit Cesare avec un triste sourire. « Mes dettes I II faut que je les paye ! Eh bien, Tubal, rassure-toi. Je vivrai donc pour les payer. » — (( Et comment les payerez- vous? » demanda l'usurier. « Si demain soir je n'ai pas mes quatorze cent soixante ducats, outre vos ennuis d'époux et d'artiste, mon pauvre Messer, vous pourriez, savez-vous, connaître ceux de... la prison... » Cesare, démonté, fut pris d'un frémisse- ment : — « Que dis-tu? Que dites-vous, Tubal? Moi? La prison?... Vous riez?... Vous ne répondez pas?... Oh! j'aperçois que vous aviez un dessein caché... » — «Mais non, mais non... » — « Vous m'accorderez bien un délai? Je travaillerai ! Je vais faire des portraits de bourgeois... Non?... » LA GLOIRE dV comacchio 245 Tubal, sentant que la menace allait suivre la prière, se décida : — (( Écoutez. Parlons franc. Voulez-vous que j'annule ce prêt? Voulez-vous non seule- ment déchirer vos billets, mais encore gagner autant d'argent que feu Milanello, dont le traitement ducal était la plus maigre res- source et qui amassait des trésors, malgré ses crânes trop lourds et son vilain modelé reluisant? )> — « Hé? » fit Gesare abasourdi. — « J'ai l'œil sur vous depuis sa mort. Vous devez être un des premiers de la ville. Vous ressemblez à l'aigle, emblème de Fer- rare; vous ressemblez au plus illustre des Ferrarais, à Savonarole. Je veux aider votre destin, vous donner la meilleure part dans la succession de Milanello, la part occulte, — l'or.» Il faisait sombre. Bordone se taisait, oppressé de stupeur. Tubal se méprit à ce silence. — « Voyons^ Messer, votre Andromède, la voulez-vous en marbre? Ah ! ah ! songez ! un beau bloc indestructible, de Carrare ou de Pietra-Santa ! » 246 LA GLOIRE DV CÔMACCrilO — « Il ne serait plus temps, si Baccio doit triompher demain avec la sienne ! >) murmura Césarè ébranlé. Dans son trouble, il pressen- tait quelque toute-puissance ténébreuse dont peut-être on pouvait jouer. <( Ma renommée dépend de cette aventure. Je veux la gloire », dit-il faiblement. — (( Je ne puis vous donner que la richesse... Allons donc ! ne faites pas l'enfant ! » Lé Juif se rapprocha : « Messer Bordone, Lôdo- vico Ariosto, que vous jalousiez tout à l'heure, s'est fait peindre par Dosso Dossi dans le Paradis de Bonifazzio Yeronese qui décore le réfectoire de San Benedetto. Savez-vous pourquoi, Messer? C'est afin, disait-il, de se trouver toujours dans ce paradis-là, n'étant pas sûr d'être dans Tautre. — Que diable, imitez-le ! Prenez d'abord la fortune ! Prenez- la surtout plutôt que la mort ou la prison. Vous verrez ensuite à courtiser la gloire. Elle est fille, vous l'avez dit. On l'achète. » — (( On l'achète toujours : au prix des larmes, au prix du sang. L'or ne compte pas ici. — Mais j'entrevois que l'affaire est d'importance, car tu l'as menée de loin, LA GLOIRE DU COMACCHIO 24*? Tubal. Et après tout, peut-être, ô Jacob, la Vérité sort-elle de ton puits... Que fau- drait-il faire? » — « S'il vous plaît, Messer, commencez encore par un petit serment ! » — « Je ne trahirai rien. Je ne te vendrai pas, Juif, foi de chrétien!... Que faudrait-il commettre? » — « Tout bonnement des portraits, — des statues bien ressemblantes. Vous les feriez de mémoire, sur des croquis, dans un atelier qui se trouve là. » Cesare connut l'épouvante. Il s'écria : — « Des statues... Des statues de cirel... » Pour toute réponse, Tubal prit une lanterne qu'il alluma. — « Venez », dit-il. « J'ai du vin dans ma cave dont vous me direz des nouvelles. » La porte n'était pas dérobée, l'escalier n'avait rien de sépul<;ral, le caveau regorgeait de futailles pansues. L'une d'elles pivota sous la main du Juif, démasquant une ouver- ture et les marches d'un autre escalier. Celui-ci s'enfonçait profondément, vers le froid, l'humi- 248 LA GLOIRE DU COMACCHIO dite, le silence épais. Il déboucha devant une obscurité opaque. Tubal leva sa lanterne; une voûte luisante la réverbéra. C'était un lieu si retiré, si loin de toute oreille humaine, rrue Cesare ne put retenir un mouvement de défense. Tubal goguenardait : — « Cette maison-là est pratique comme pas une ! Elle a servi naguère aux caprices de Madonna Lucrezia Borgia. Ceci explique cela. » La lanterne s'abaissa. Confusément, sur une table, une forme couchée apparut. Cesare, ayant saisi la lumière, éclaira cette façon de cadavre, et reconnut le podestat Borso Strozzi, trépassé de la veille. Lui- même? Non. Mais une poupée de cire jaune à son effigie, costumée de ses ajustements, et qui avait un poignard planté à l'endroit du cœur. Il se retourna vers Tubal. Des lueurs bleues dansaient aux murailles suintantes. Le Juif venait d'enflammer un réchaud sous une autre figure de cire, entièrement nue, jolie et féminine. La gloire du comacchio 249 — « Je la fais fondre un peu tous les jours », expliqua le vieil homme. Leonora d'Urbino I Cesare, tragique, restait figé d*horreur. — Donc, il avait pressenti la vérité. Le coup de sang du podestat, la consomption de la mar- quise : des envoûtements ! — Oh ! ce n'était pas que la sorcellerie l'étonnât. Il y croyait comme tout le monde, et portait dans un anneau l'œil droit d'une fouine pour se pré- server du nœud de l'aiguillette. Non, ce qui le bouleversait jusqu'aux moelles, c'était de se trouver dans un de ces laboratoires dont chacun parlait sans les avoir jamais \isités, comme de l'Enfer; c'était de toucher du doigt la chose abominable, de voir de ses yeux la source clandestine des forfaits maléfiques, et d'apprendre que Tubal — ce Tubal ordinaire, quotidien, fréquent — était ce sous-dieu redoutable : un sorcier!... Maintenant il comprenait. Sacrificateur des rancunes opu- lentes et perfides, le Juif avait lié partie avec Milanello (la manière du sculpteur défunt s'accusait dans les effigies par ses travers coutumiers). Et toutes les morts équivoques 250 LA GLOIRE DU COMACCHIO dont Ferrare avait tressailli : celles des Biscanti, des Toria, des Poleoni, et tant, et tant, — c'était à leur connivence que Ferrare les devait. Comme s'il eût deviné les réflexions de Cesare, Tubal les compléta : — « Ce sont les dernières statues de Mila- nello. Il les avait faites d'avance. J'atten- dais, pour les employer, qu'on m'en donnât l'ordre... » Puis, tout bas, contre l'oreille, afin de mettre en valeur l'importance de révélations qui resserraient leur complicité : c( Voyez-vous, on mêle à la cire de l'huile baptismale et des cendres d'hosties. La cire n'est pas rituelle, c'est une substance commode et voilà tout; quant à l'huile et aux cendres, une cérémonie cabalistique peut y suppléer. Mais la ressemblance du mannequin doit être aussi parfaite que possible. (Sans cela, je ne m'adresserais pas à la fleur des sta- tuaires!) Ensuite, vous habillez le double avec des nippes ayant appartenu au con- damné; vous lui administrez les sacrements; vous prononcez sur lui les formules d'exé- cration et de malédiction... Le tour est :'\ LÀ GLOIRE DU COMACCHIO 251 joué. A partir de cette minute, tout ce qu'on fait à la copie, l'original en soufïre, et la chair succombe aux blessures de là cire. C'est le septième des sept maléfices, celui qui provo- qua la mort du roi Dufas d'Ecosse, de Charles IX de France... » — « Et de mon protecteur Galeazzo Bis- canti, n'est-ce pas? Infâme ! » — « Messer, l'illustrissime provéditeur vous aurait-il donné plus d'argent que Tubal? )) — « Immonde sorcier ! » — « Insultez-nous ! Vous insultez deux papes et un empereur ! — Et puis, le ghetto se venge comme il peut. )> Cesare roulait dans sa tête l'histoire d'un Juif brûlé dans le temps près de Santa Maria in Vado, pour vol et profanation d'une hostie que ses lacérations avaient fait saigner et qui, jetée au feu, s'était mise à voltiger. L'acharnement des Hébreux lui parut formi- dable. Tubal reprit : — « Je vous ai tiré que la suppression d'une femme n'était pas pour vous répugner. 252 lA GLOIRE DU COMACCHIO Or donc, voici la première tâche qui vous attend : finir cela. » Démailloté de linceuls humides, un em- bryon de statue montrait sa glaise larvaire. Tout autre qu'un sculpteur eût pris l'acte pour une violation de sépulture. Bordone se pencha sur le rudiment. Le masque, suffisam- ment « poussé », reproduisait les traits enfan- tins de Marguerite de Gonzague, duchesse da Este, deuxième femme du duc Alfonso, qu'il venait d'épouser. — « Dix mille florins pour vous ! » annonça le Juif. — « Mais qui paye cela, grand Dieu? » — « Ah ! qui paye? qui paye?... Ah ! ah ! ah! » Cesare tomba dans une rêverie. Ses regards se posaient avec indifférence sur les curiosités de l'hypogée : des formules inscrites partout, vingt et un pots de faïence (trois fois sept) reliés entre eux par des fds de cuivre, un cra- paud moribond empalé sur une pointe dans un cercle de conjuration, de la terre rouge au fond d'une jarre pleine d'eau. Tout à coup, relevant ses manchettes, il LA GLOIRE DU COMACCHIO 253 atteignit cette motte d'argile et commença de la pétrir. Elle simula très vite une figure, et, les deux pouces experts l'ayant manipulée quelque temps, Cesare, avec le geste du Persée, brandit enfin le chef de Baccio délia Tacca. Tubal se divertissait. Alors Cesare, qui menaçait d'une longue aiguille les prunelles de la tête, se souvint de paroles antérieures. — « En effet », dit-il. « A quoi bon? » Son poing frappa. Le visage de terre, aplati, devint monstrueux et grotesque. Un fou rire secouait la grêle carcasse du magicien. Ce que voyant, Cesare s'emporta, soutint qu'il y avait ici de quoi faire pendre ou rôtir tous les Juifs de Ferrare, et parla de dénoncer Tubal. Mais Tubal opposa la foi jurée, tout en riochant d'un air de fanfaron- nade. — « Au demeurant, » ajouta-t-il, « quiconque tenterait une visite domiciliaire chez moi cul- buterait foudroyé avant d'avoir trouvé le ressort de la futaille. Mais je ne crains guère l'Inquisiteur, allez ! On a des protections. Tenez, vous désiriez savoir qui payera l'en- 254 LA GLOIRE DU GOMACCHIO voûtement de la duchesse? Devinez ! C'est... » Le maintien du Juif laissait prévoir un nom sonore. Gesare le lisait sur ses lèvres. — « Tais-toi ! » conjura-t-il. — K Vous y êtes, Messer. Il voudrait tâter d'une troisième alliance. — Mais vous semblez absent... A quoi pensez-vous? A quoi pensez- vous derrière ces yeux-là?... « Gesare, sans un mot, continuait de le regarder d'une façon terrible. L'instant fut chargé de risques ; la chance flotta. Goutte à goutte, on entendait la cire grésillante tomber de l'effigie dans le feu. Gesare fit un pas. Vivement, le Juif renversa la lanterne et souffla le réchaud. La nuit souterraine les étouffait. — <( Je dois vous avertir que la porte est refermée », dit une voix aigrelette, « et que je suis seul à pouvoir l'ouvrir. » — « Ouvre-la donc », fit une voix résignée. Mais où prends- tu que j'aie voulu te nuire?... Ouvre. » — « Gansons d'abord. » — « Pas ici. Là-haut. En liberté. » — « Soit. » LA GLOIRE DU COMACCHIO 255 Ils remontèrent. Cesare, pensif, gagna l'embrasure de la fenêtre et s'y adossa. Le jour n'était plus. Les meubles de la chambre se distinguaient à peine. La rue serpentait déserte et louche. — « Nous traitons? » dit le Juif. Un homme sortait du vague, au bout de la rue, se dirigeant vers la place. Cesare le regardait venir. Il passa, couvert jusqu'aux yeux d'une cape élégamment drapée; la médaille d'or à la mode brillait au devant de sa barrette. « Un invité de Baccio », songea le sculpteur. — « Alors? )) insista Tubal. Cesare laissa couler négligemment : — « Je veux la gloire. » Le Juif toussa pour déguiser une exclama- tion d'impatience. — u Je ne vous comprends pas ! Je ne vous comprends pas avec votre fringale de gloire ! Enfin, la gloire, qu'est-ce que c'est? Un empaillage ! Qu'est-ce que Praxitèle, Phidias, Lysippe? Des momies! Et rien d'autre!... » Plusieurs passants firent un gai tapage. 256 LA GLOIRE DU COMACCHIO Cesare discerna des plumes abondantes, des médailles, de fastueux éclats métalliques... — « Je veux la gloire ! Pour elle, je consens à mourir en pestilence d'impiété. Faut-il renoncer Dieu, perdre son salut: je suis prêt I Veux-tu mon âme? Je te la donne. » — « Vous me prenez pour un autre », fit Tubal très amèrement. Cesare continuait, dans une surexcitation grandissante : — « Je la veux, moi vivant et moi poussière ! Il est impossible que tu n'aies pas les moyens de me la donner, toi qui donnes la mort si aisément!... Allons! les événements nous pressent. Regarde : ces beaux muguets qui vont chez Baccio. Demain, c'est la ville entière qui verra son Andromède. Il ne sera plus temps!... Tubal, je te ferai des cires autant que tu en voudras, mais donne-mol la gloire ! Sinon, c'est résolu : je choisis la mort. » Tubal tressauta. — « Je n'ai pas assez de puissance, Messer Bordone... Que voulez-vous que je fasse! Hors l'envoûtement, je ne sais rien. » LA GLOIRE DU COMACCHIO 257 — « C'est déjà si formidable I Avec une telle arme, on devrait défoncer tous les obstacles... Comment faire? » Le pavé retentit. Un homme encore arrivait à pas pressés. Il fit un écart et passa vite, au large, à cause du porche suspect, favo- rable aux embuscades. — « Si vous appréhendez la vue de Monna Ghiarina, quittez ce poste, Messer. Elle ne saurait tarder maintenant. » Cesare aussitôt s'éloigna de la fenêtre. Il répétait : — « Comment faire? Ah! disposer d'un pouvoir surnaturel, et rester là, stupide... Comment faire? » Et ce furent cent questions à propos de l'envoûtement. Tubal y répondait avec lassi- tude, et laissait l'ambitieux Bordone s'épuiser en vaines recherches. — « Trouve donc ! -Mais trouve donc ! » s'écriait par moments le sculpteur. « Je suis sûr que tu ne connais pas toutes les ressources de ta magie. Ah! je trouverai bien, moi, sans être sorcier! Sang du Christ! je trou- verai ! » 17 258 LA GLOIRE DU COMACCHIO Brutal, il cognait ses poings l'un contre l'autre et les faisait se battre comme deux béliers. Il les contempla subitement, et poussa des rires imprévus. — « Qu'avez- vous? » s'enquit le Juif. — « Ce que j'ai, mon mignon? Ah! ah I j'ai que si ma dextre s'endolorit des coups de ma senestre, ma senestre s'endolorit aux coups de ma dextre !... J'ai, charmant Tubal, qu'on ne se frotte pas seulement l'œil gauche pour éclaircir l'œil droit, mais encore l'œil droit pour éclaircir l'œil gauche!... J'ai... » « Il est fou ! » pensa le Juif. La rue s'animait au passage d'un nouveau groupe : une dizaine de gentilshommes derrière un porteur de fanal, tous enveloppés de sombre, coiffés d'autruche et masqués. Ils disputaient d'une manière importante, et l'un, de taille avantageuse, marchait cambré, les coudes aux épaules de ses voisins. Mais Cesare et Tubal n'étaient plus dans la chambre pour les remarquer. * La bande emplumée franchit le seuil du à LA GLOIRE DU COMACCHIO 259 palais délia Tacca. Les masques sautèrent, et, des manteaux rejetés, surgirent, en leurs costumes du dernier galant. Monsieur da Este et ses âmes damnées. Baccio, tout habillé d'aurore, s'avançait à la rencontre de ses hôtes. Sa chevelure retom- bait en lourdes coques. Il avait le col flexible et le doux visage d'une femm.e. A Ferrare, certains raillaient sa mine de travesti, mais d'autres, se souvenant de Raphaël, pen- chaient à vénérer cette grâce hermaphro- dite. Il s'adressa au grand diable de cavalier qui faisait bouffer ses manches à gigot : — « Salut, hbéral protecteur des Arts ! Monseigneur, votre esclave est honoré plus qu'il ne saurait dire... » — (( Moins de bavardage, cousin ! La sta- tue, voilà ce qui m'intrigue. » — « Par ici, Magnifique ! » Baccio lui-même avait choisi l'heure de la visite, en mémoire d'une anecdote qui cou- rait sur le Jupiter de Cellini et dans l'assu- rance que son Andromède gagnerr.it encore au jeu d'un éclairage savant. Plus de cent 260 LA GLOIRE DU COMACCHIO torchères illuminaient le cortile, chacune con- courant à ce but. A l'entrée des nouveaux venus, un concert de musique se fit entendre sur la galerie, et ceux qui les avaient devancés les saluèrent. Alors il y eut aux parages des statues la plus courtoise mêlée du monde; les toques à médaille confondirent leurs panaches, la soie des simarres brochées crissait sur le taffetas des justaucorps, et les belles épées, dans leurs fourreaux de cuir, se donnaient des caresses. Il fallut se taire. On attendit le jugement de Son Altesse. Il ne tarda. Le duc, ayant tourné suffisamment, prononça : — « Bellissima ! C'est là, de point en point, ce que je voulais. Bravo ! Tu as bien suivi mes indications. Elle fera merveille demain sur la place. Bellissima, encore un coup ! » Baccio, comblé, lui baisa la main. Ce fut le signal de l'alleluia. Chacun se récria sur l'idée astucieuse des trois statues; et pour V Andromède, dès que l'on connut l'agrément du duc et qu'il avait participé à l'inspiration du chef-d'œuvre, le superlatif bellissima fut tant de fois redit, qu'on se serait LA GLOIRE DU COMACCIIIO 261 cru dans l'église San Francesco, dont l'écho répétait seize mots pour un qu'on lui jetait. — « Bellissima ! » savourait le cardinal Pompeo Malatesta, commissaire apostolique. — « Bellissima ! « décidait Falciero le jeune, peintre de la cour. — « Bellissima ! » appu^^ait Ercole Torri- giani, l'inséparable écuyer d'Alfonso. — « Bellissima ! » concluait le graveur sur pierres fines Faliero Belli, dont les camées faisaient fureur. — « Bellissima ! » reprenaient Hannibale Stecchi et Lapo de' Platti, les spadassins ducaux, deux rudes chiens de garde qui ne connaissaient pas la peur. Baccio triomphait, splendide comme un jeune dieu. Par instants, il regardait le ciel étoile, d'un air bienheureux. Mais déjà le duc, affectant l'indifférence, avait pris à l'écart Ippolito Malespini, maître cavalcadour, et l'entretenait de la parade équestre dont il voulait rehausser son entrée à Modène. — On circulait en devisant. Des épagneuls nains et des levrettes deux à deux rôdaient entre les jambes, soupçonneux et 262 LA GLOIRE DU COMACCHIO craintifs. Et là-haut, dans la galerie du banquet, les serviteurs rangés le long de la balustrade assistaient à la réception. Cette contrée-là était brillamment éclairée; les fresques semblaient sortir des murs, et les tapisseries de Flandre qui bouchaient les arcades montraient tout le relief de leurs verdures bleues et de leurs personnages épiques. Elles faisaient au lieu du régal un fond de singulière opulence, sur lequel on voyait d'en bas les musiciens souffler dans la cornemuse, le cornet et le fifre, gratter le luth et le théorbe, ou racler de la viole d'amour. — La nuit répandait une mansué- tude. Après un tem.ps désœuvré, Baccio entendit le duc qui l'interpellait : — « Eh bien, Unique ! Va-t-on souper? » — « Sur-le-champ, Magnifique!... Votre Altesse avait daigné prévenir l'heure... Mais nous voilà, je pense, au complet... » — « Eh ! gentil cousin, tu fais la grimace ! Il y a de la contrariété dans tes sourcils... Mais, pardieu ! monsieur mon sculpteur, où est donc le divin modèle de ta divine sta- LA GLOIRE DU COMACCHIO 263 tue : cette précieuse Chiarina que j'avais demandé à voir?... Nous la réserves-tu jail- lissant d'une tourte, sans plus de voiles qu'Andromède, afin que nous estimions la ressemblance tout à notre aise?... Si cela est, bravissimo ! Et sus au repas I » — « Je n'y comprends rien, Monseigneur,... Chiarina n'est pas encore arrivée... » dit Baccio en chiffonnant la pointe brodée de son col. « Dans un moment, sans doute... » — « J'ai faim », brusqua le duc. — « Montons 1 montons ! Si Votre Altesse veut bien nous précéder... » Le majordome toussa fictivement. La musique s'éteignit aussitôt. Mais trois pin- ceurs de guitare jouèrent la ritournelle d'un chant carnavalesque composé par le duc lui-même, et le chanteur Bridone entonna la première strophe. Dans le cortège, les poètes repassaient des vers, pour les déclamer de place en place au cours du festin. Baccio se sentait de fort méchante hu- meur. — « Bast ! » lui dit le duc : « Ne taquine pas les ferrets de ton aiguillette, apaise-toi. 26 t LA GLOIRE DU COMACCHIO Les femmes ont toujours quelque parure qui rétive juste à point pour les retarder... » Malgré tout, le jeune homme restait maussade. L'étincellement de la table char- gée de lampadaires, de surtouts ciselés, de flacons cristallins et de coupes à anse de dragon, lui semblait terne à faire peur. Les valets portaient comme autant de bélîtres les aiguières de vin de Frioul. Dans leurs plats aux fins guillochis, les mets d'apparat, dressés pourtant de la bonne façon, n'of- fraient plus rien que de burlesque. Bien que le cuisinier s'y fût évertué à reproduire l'ai- mable édicule que l'on voit dans la cathé- drale de Lucques, il méprisa le temple à huit faces, à dôme et à colonnes, qui était un pâté. Moins toutefois que la paysanne napo- litaine dont un cochon de lait fournissait les appas. Mais il décréta hideux les cha- pons rôtis en forme d'hommes. Des confi- tures sèches imitant une grotte où reposait certaine Calypso de frangipane, il la fit enlever, comme blessant les regards; si bien que la nef d'Ulysse vogua désormais sans but, avec sa coque en poitrines de paons, LA GLOIRE DU COMACCHIO 265 ses voiles de pâte, ses rames de vanille et sa cargaison d'aromates. On s'assit dans les cathèdres altières. — « Laissez une place à ma droite, pour Chiarina », dit Son Altesse. « Je prétends jouir d'un pareil trésor, et premièrement lui passer ce collier d'émeraudes. » Ercole Torrigiani, l'écuyer, se mit à sa gauche. — « Que votre statue est admirable, Messer Baccio, quel que soit le point de vue ! » dit l'éminentissime Pompeo Malatesta. « Voyez d'ici comme elle produit grand effet ! Dans l'aube rousse des torchères, ne jurerait-on pas qu'elle met à profit la solitude pour se mirer au bassin? Mais le jet d'eau lui trouble son miroir, et la voilà comme Andromède au-dessus de l'onde océane qui n'est jamais spéculaire ! — Connaîtrons -nous ce soir Monna Chiarina, ou bien est-ce une feinte de votre part, et craignez-vous les entre- prises d'Alfonso? » Bridone cessa de chanter. Les conversa- tions bourdonnèrent... Il s'y mêla bientôt une rumeur plus rauque 266 LA GLOIRE DU COMACCHIO et pour ainsi dire envahissante, qui venait du dehors. — « Qu'est-ce? » fit le duc en éveil. Une alerte dérangea le souper. Ercole Torrigiani, se levant d'un saut, disparut derrière les tapisseries pour aller regarder sur la place. Hannibale Stecchi et Lapo de' Platti, la main aux armes, apprêtaient déjà leur bravoure légendaire. Mais, d'un regard, Falciero le jeune arrêta les bretteurs. Penché sur le dossier d'Alfonso da Este, il tranquilli- sait le duc : — « Ce n'est rien. Monseigneur. Selon vos instructions et pour fomenter l'engouement dès ce soir, j'ai répandu le bruit que la statue de Baccio était une merveille des deux. Notre annonce éclata comme l'explosion d'une vérité que nulle défense humaine m pouvait contenir plus longtemps. Vous en voyez l'effet. Conduits par des gens à nous, voilà tous les apprentis et tous les connaisseurs de Ferrare qui viennent acclamer votre cousin ! » Ercole, issu des tapisseries, grommelait : — ('. La place est noire de croquants. On I.A GLOIRE DU COMACCHIO 267 demande à voir la statue... En tout cas, Magnifique, soyez sans crainte : nos mesures sont prises comme d'habitude. » Il tapotait un cor d'ivoire suspendu à sa ceinture. « N'empêche que je n'aime pas les attrou- pements », termina l'écuyer. A travers les hautes lices flamiandes et par le ciel ouvert du cortile, on entendait un grondement sourd relevé d'apostrophes dis- tinctes qui étaient comme des éclairs de chaleur dans un couchant : — « Baccio ! Baccio ! La statue ! U Andro- mède î Montre-nous ton œuvre, Baccio I Elle est à nous, à la ville ! » Baccio tout pâle, incertain, questionnait le duc par ses yeux élargis. — « Voici la renommée, beau cousin I » publia Son Altesse. « Va I Montre-toi ! Parle I Dis-leur qu'ils verront la statue demain, et qu'ils se dispersent!,.. Ah! pas tout de suite, mordieu ! Laisse-les s'égosiller un peu. Par Apollon ! la fière sérénade ! Ecoute-la, Baccio, de toutes tes oreilles. Il n'y a point de choral ici-bas qui vaille un tel chari- vari ! )) 268 LA GLOIRE DU COMACCHIO Les fumées de la gloire montaient... Cependant le majordome Ernando, prenant son air le plus confidentiel, s'en vint chu- choter quelque information dans le cou de son maître. Baccio lui fit face comme un automate violent : — « Elle était partie?... déjà partie?... Et le coureur ne l'a pas rencontrée?;.. Alors, elle devrait être ici!... — Pardon, Monsei- gneur... Je ne sais... Chiarina devrait être au milieu de nous... Permettez-moi de m'en- quérir... » Assailli de pressentiments, il avait quitté sa chaire sans plus attendre. — « Un flambeau ! » La foule redoublait d'impatience. Au fond du vestibule, des poings allègres martelaient la grand'porte, et le heurtoir frappait en cadence, parmi les chansons d'atelier. — « C'est ce rassemblement qui l'empêche d'entrer! » dit Faliero Belli. — « Gageons plutôt qu'elle est dans le palais )), aventura le duc, « et qu'elle n'ose se présenter devant nous ! » LA GLOIRE DU COMACCHIO 269 — « Dieu le veuille!... Ernando, viens! » Baccio s'éloigna, portant comme un bou- quet de flammes un candélabre à plusieurs branches. Son majordome le suivit. Un guichet les escamota. Puis on entendit l'infortuné parcourir sa demeure somptueuse et la bouleverser. Des portes battirent, un rideau craqua, déchiré. Des choses sans prix dégringolèrent avec un tintamarre de vais- selle et de casseroles. Ernando le major- dome poussait des plaintes à chaque désastre. Mais le vacarme d'afîolement continuait de plus belle, et le nom de Chiarina réson- nait de chambre en chambre, clair ou con- fus, proche ou distant. Il fut crié dans le jardin, jusqu'au fond, se perdit tout là-bas, et revint plus angoissé vers le palais. Ces appels, en dépit de leur force, étaient noyés parfois dans l'immense clameur d'huma- nité qui s'enflait perpétuellement. « Chiarina ! Chiarina ! » hélait Baccio. Et le peuple impé- rieux réclamait : « Andromède ! Andromède ! Andromède ! » avec sa voix bariolée. D'autre part, les convives de la cène interrompue se regardaient, indécis. Ercole 270 LA. GLOIRE DU COMACCHIO Torrigiani maniait son cor d'ivoire. Les autres émiettaient le pain, tournaient des hanaps... Le duc seul, réjoui de la confusion, réprimait à grand'peine son envie de rire. Une idée lui vint qui déchaîna le transport des courtisans. — « Musique ! » ordonna-t-il. « Musique ! » La compagnie de maître Bridone attaqua le passe-pied favori de Son Altesse; et la foule d'y répondre par un tumulte dé joyeuse sédition. Baccio reparut alors, au creux du cortile, avec son candélabre éteint. Il traversait à la hâte, voulant gagner la porte de la place. — Tout à coup, ceux qui l'observaient du haut de la galerie entendirent un choc; ils virent Baccio s'arrêter brusquement près de l'Andro- mède et lâcher le candélabre qui roula de la margelle dans le bassin. Le majordome sur- venant poussa des cris de calamité. Gomment cela s'était-il fait? Un bras de la statue venait de se rompre et gisait à terre. On descendit précipitamment, tous, valets, grands seigneurs, musiciens, pêle-mêle. Ils reculèrent sitôt qu'arrivés. L'autre main, se LA GLOIRE DU COMACCHIO 271 détachant du poignet de bronze, tomba sur les dalles... On ne comprenait pas ce qui se passait. C'était un prodige obscur et détestable. On voyait seulement de grands sillons labourer sans bruit le corps de la statue et la dété- riorer comme à plaisir. Puis, soudain, l'outil invisible offensa la noble matière au pli du bras survivant. Et le plus atroce, c'est qu'on n'eût pas dit que ce fût là du métal raviné, mais de la chair lacérée, jamais le bronze ne s'étant ruiné de cette façon. Oui : de la chair tailladée avec une lame ! Oui : avec une lame méchante ! Une lame experte aussi, puisque le peintre Falciero le jeune, qui suivait d'un œil épouvanté les progiès de la blessure, croyait voir désosser un coude par quelque anatomiste rompu aux minuties de la dissection, un émule d'Ambroise Paré ou de Michelagnolo... L'avant-bras s'abattit... Ce n'était pour- tant qu'un morceau de bronze!... Or, la statue démembrée avait l'air d'un bel antique. Sa face immobile et placide contras- tait avec la torture qu'elle semblait endurer... 272 LA GLOIRE DU COMACCHIO Baccio l'enlaça désespérément. Malgré son étreinte, une jambe fut coupée net, comme une jambe véritable qu'on eût tranchée d'un coup de hache. Et Baccio n'avait rien senti, rien \^, rien empêché ! Maintenant, la destruction s'acharnait au bas-ventre avec une fureur erotique. — « Il y a de la magie là-dessous ! » fit le cardinal. Et s'étant signé, il prononça des formules d'exorcisme. Maintenant, la gorge d'Andromède subis- sait affront sur affront. — « Le bargello ! » s'écria le duc passable- ment égaré. « Qu'il vienne ! Justice ! Justice ! Hannibale ! Lapo ! » Les spadassins se présentèrent. Hannibale était blême et Lapo tremblait. — « Gourez chercher le bargello ! » Pendant qu'ils tâchaient d'obéir, soudai- nement on ne s'entendit plus, à cause de la foule infatigable qui reprenait : — « V Andromède I V Andromède ! Baccio ! » Des milliers de cris soufflaient en bour- rasque. Une tempête redoutable exigeait la statue et le statuaire. LA GLOIRE DU COMACCHIO 273 Baccio chancela. Une lueur naissait enfin... Des rapports s'établissaient... Andromède, portrait, effigie de Ghiarina... et... la dispa- rition de cette même Ghiarina... et... et... les envoûteurs, mon Dieu!... Il concevait, encore que sans précision, l'odieuse pra- tique renversée, l'envoûtement a rebours ! Ah!... Et c'est alors qu'il fut semblable à son propre fantôme et que ses hurlements éclatèrent si lugubres. — « Où es-tu, Ghiarina? mon cœur ! ma bien-aimée ! Réponds-moi ! Ghiarina ! Ghia- rina ! Gourage ! Me voici, j'arrive!... » Personne n'osa le retenir dans sa fuite. Il ouvrit la grand'porte. Et Ferrare était là tout entière, et les têtes sans nombre boulaient, et des torches rougeoyaient sur l'océan des hommes. Une ovation satisfaite l'accueillit : — « Aaaah ! . . . La statue I La statue I h' Andromède \ » Mais déjà les plus rapprochés se taisaient à la vue de ce Baccio qui n'était plus Baccio. Ses yeux fous sondaient l'espace vivant, la nuit maudite. 18 274 LA GLOIRE DU COMACCHIO — « Laissez-moi passer I » implorait-il. — « La statue ! » — « Il n'y a plus de statue I II n'y a pas de statue!... C'est Monna Chiarina que je cherche... On la martyrise!... » Il appela de toutes ses forces : « Chiarina !... » Devant ses larmes, la terreur et la pitié ouvrirent un passage. Il prit sa course à travers les rues, et ses cris enroués s'enfon- cèrent dans Tailleurs. Quelqu'un le remplaçait sur les marches de l'entrée, silhouette jeune et virile, les mains en porte-voix : — « Citoyens de Ferrare, on se moque de vous ! L'Andromède de Baccio délia Tacca n'existait pas ! La merveille du monde, je le jure à la face de Dieu, c'est la statue de mon maître, VAndromède de Cesare Bordone!... » C'était Fehpe Vestri qui saisissait l'occa- sion par les cheveux. Un son nasillard, aigu, lui coupa la parole. On sonnait du cor à l'intérieur du palais. Signal convenu. Des sbires mêlés aux citadins tirèrent dague et flamberge. Le guet surgit, et les arquebusiers entreprirent d'écarter la LA GLOIRE DU COMACCITIO 275 foule. Cela produisit un désordre à la faveur de quoi des inconnus masqués s'échappèrent du palais dans une escorte de bravi et de gens d'armes. Dès leur éclipse, la tranquillité se rétablit. — « On vous trompait ! » reprit d'un autre côté le harangueur opiniâtre. « Venez voir la statue de Gesare Bordone, le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre ! » Des voix éparses le soutenaient : — « C'est vrai ! — Il a raison 1 — Vive Cesare Bordone ! » C'étaient les élèves et les amis de Cesare. Felipe Vestri avait été refoulé sous le porche de la maison voisine. Il aperçut dans l'ombre une tache blanche... un visage livide... Il s'approcha... — « Tenez ! » cria-t-il. Et traînant un homme vers l'assemblée : « Le voilà ! Vive Cesare Bordone de Comacchio ! Vive le Comacchio ! » Le peuple était venu pour acclamer, — c'est-à-dire pour s'acclamer lui-même en la personne d'un citoyen d'élite. Après la décep- tion que Baccio venait de lui infliger, un 276 LA GLOIRE DU COMACCHIO âpre besoin de revanche le tourmentait. Le génie de Cesare sauvait son orgueil. Comme une brusque illumination retentis- sante, mille cris saluèrent le sculpteur du nom de Comacchio. En même temps s'éle- vaient de nombreux : « A la statue ! — Chez lui I — Chez Bordone I — En avant I » Et d'une poussée, l'entassement reflua vers le héros. Il sentit qu'il fallait marcher, conduire cette multitude. Il se mit donc à marcher dans la rougeur mouvante des torches. Et comme un fleuve impétueux soumis aux lois d'un enchanteur, sa patrie exaltée le sui- vait. Il se laissait faire. Entouré de ses disciples, ballotté de l'un à l'autre, il avançait à la manière d'un ivrogne qui se raidit. Arrivabene le soutint, Felipe lui prit le bras : — « Vous étiez donc là, mon pauvre maître? Vous aussi, vous étiez venu pour assister au sacre de Baccio ! » Cesare Bordone remua les lèvres sans parler. La foule débordait autour d'eux. On se heurtait. Les femmes surtout désiraient con- LA GLOIRE DU COMACCHIO 277 templer la tête immortelle au profil d'aigle. — « Qu'il est pâle ! » disait-on. — « La joie, perbacco ! si forte et si sou- daine I » — « Il l'a bien gagnée, depuis le temps ! » — « Ah I l'enragé ! il s'est encore battu : voyez sa joue ! » — « C'est pardieu vrai ! Mauvais coucheur, mais bel artiste I On l'aura griffé dans la bagarre... » La joue rayée de quatre griffes rouges, le Comacchio n'entendait rien, sinon la formi- dable marée triomphale qui porterait son nom jusqu'aux suprêmes postérités. Il essayait de sourire et gardait un front sévère. Il avait l'impression d'aller vers l'avenir en marchant dans la rue. Grâce aux torches et la nuit aidant, cette rue perçait un défilé plein d'écarlate et de noirceur, tapissé d'or, semé de trous. Et Gesare Bor- done regardait devant lui comme un homme qui a des visions de gloire et d'horreur. I TABLE DES MATIÈRES fL TABLE DES MATIÈRES Un gentilhomme physicien, M. d'Oiitrcmort. 11 La Cantatrice 41 L'Homme au corps subtil 81 Le brouillard du 26 oc' obre 129 La Gloire du Comacchio 201 Imp. Pierre I^andais, i6, Passage des Petites-Éairie?, Pari^ | Maurice RENARD LE PÉRIL Bleu /'^E livre contient l'histoire la plus terrifiante que pou- ^^ vait inventer une imagination vertigineuse savamment gouvernée par un inflexible bon sens. Avec sa maî- trise bcomparable, Maurice Renard nous entraîne à la recherche de ce qui n'est pas impossible, vers un avenir d'épouvante et de stupeur. L'immense drame qui met aux prises l'humanité et l'affreux peuple des Sarvants est une hallucmation titanesque, d'une inquiétante réalité, d'une haute visée morale, d'une grandeur indiscutable et d'un intérêt passionnant. Une émotion nouvelle s'en dégage. Ces mérites excep- tionnels, l'imprévu sans cesse renaùssant, les échappées formidables sur l'inconnu, la vie intense qui fourmille d'un bout à l'autre du roman, sous forme d'épisodes touchemts, comiques ou terribles, font de cette oeuvre chaste et talubre un alliage singulièrement heureux de science et de grand art, créée pour tous, à la portée de tous, — digne de tous. 1t * le Le volume de 320 pages avec couverture de Geo DORIVAL. Prix : 3 fr. 50 Relié demi-chagrin avec coins, tête dorée. ... 7 /r BiBUOTMFr. La Bibliothèque Université d'Ottawa Échéonce The Library University of Ottawa Dote étit a39003 00385^77i^b ( CE PQ 2 63 5 .E5M6 1913 COO RENAPC, ACC# 124C136 MAUR M. D'OUTREMO COLL ROW MODULE SHELF BOX POS 333 02 11 02 15 19 vol. XVII). es. ion de Lenclos. — ,3^- y p; / p F OTTAWA 3 îT. 5 c> Bbal.»î Béric ^ BONNEF Dere.nn Dbrys Les Fréjac (hd de) - Sous le Soleil d'Athènes GiNESTE (Raoul) - La Pompée de Cire. Grand-Carteret (John) - Contre Rome. - L'Oncle de l'Europe - L Empereur du Knout. _ Popold H, Roi des Belges ^eJ de* Belles. - Le Jeune Premie^de l'Europe. ^ rrhllT^'^^K' ^^ Gargouille. ^^Echalote et ses amants. - tchalote contmue... Lemonnier (Camille) — Happe-Chair. mZIT "fl ^ • ' c"'u ~ ^^^ ^i?r *■' ^" Chevalier de Faublas (3 vol ) Mercier (Lou.s-Sebastien) - Tableau de Paris. - Le Nouveau Paris Mémoires de Jean Monnet, Directeur du Théâtre de la Foire MEMorRES ET Lettres Galantes uk M"' ou No.-er (,663-1720). ^lON (François de) — Les Tragiques Travestis Pradkls (Octave) - Moines. Nonnes et Curés. - L'Étemel Corilîon Kestif de la Bretonne — Monsieur Nicolas OU le Giur numain dévoilé (3 vol ■ - Le Palais-Royal. - La Dernière Aventure d'un homme SoJ" ^" T\V ^A ^'^-^! T^ ^'''- - ^^' Contemporaines. Scf.EMRs de M ' DuTHÉ, de rOpéra AN Bexer- Conteurs galants du xvn, siècle - Contes et facéties galantes du x\ur siècle fi-, 2^ et 3 séries. 3frjO - OUVRAGES NON ILLUSTRÉS - 3fr.50 Ajalbert (Jean, — Les Destinées de l'Indochine André (Général) — Cinq ans de Ministère Barre (André) - La Bosnie-Herzégovine. - La Tragédie S^rbe - La Menace Allemande. — L'Esclavage KIa«^ n * u BERTAtT (Jules) - La Jeune fille da'ns îa'lîtté ^tureTran;: L''" Bertheroy (Jean) - Geneviève de Paris trançaise. bC^I'Ékon ne"Jrir ^"'"7'"' ^'^P^"^ - P^^'POS d'un Intoxiqué. Bonne^on (Jean de) -Lourdes et ses Tenanciers.- Lettres Indiscrètes. R ".;; ^^,'^'^^'^f ^^ France - Les Cours, l'Eglise et la Ville BoRv, (Dan.el) - Le Royaume de l'Oubli (nrames^derOpium DF^v^'r '?^^'« V~ ^u Ç"'"'"^ - L^« Enfants sages ^^ IJerys ( Gaston» — Cruelle Tendresse DoLONSE (Abbé) - Le Clergé contemporain et le CeHibat EsPARBES Georges d', — Le Briseur de Fers Fréjac (Ed. de. - La Fin de Tadmor. - Voyage à l'axe de la terre. - Aîv.ane et César (Au temps des Bor'gia). GiNESTE (Raoul, - Les Grandes Victimes de l'Hvstérie. o^MEz C.ARRILLO — Pelennagc passionné Jpnjsalfm et la Terre Saiiuel GoTTs^aiALK (D-, - Les Régimes alimentaires. ■"7out^a1^;jd^r ''r '•'^" - Chronique du Cadet de Coutras. LAM.7M,r ".h T 7. .^^«"^«-^s ^«yage. - Histoire d'un fils de roi. LAM.^Marcel) - Termes d Aventures - Grand Paul. - La Débandade. Laudre rjeanne — Plaisirs d'Amour L.NDRP. (Jeanne, et C" Xavier ,/Ar7ac — Camelots du Roi Z:^^it^'l -Plltf de^ t-uTe'""-^"^- - •-•'"""'"" ^^"«'-• Rrr,° i^r"' FTl-de-Fet:" •*""• - *'■ «lOutremort. Rus Uacob, - Commentée suis devenu Américain. KO.MY rj -H.> - Contre le Sort. - Vers la Toison d'Or. KouxiM-DoRcièRB» - Sur le Pré Souvenirs de Duels) x>